Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 37/52.
La polémique stérile de ces derniers jours autour de l’Appel
des 451 et du soutien de Maurice Nadeau (qui doit légitimement s’inquiéter pour
le devenir de La Quinzaine littéraire), cela ajouté à la nausée du flux
quotidien de désinformation, tout cela a remué pas mal de doutes en moi toute
cette semaine, et toutes ces interrogations peuvent se résumer en fin de compte
en une seule et unique question essentielle, qu’il nous faut je pense regarder
en face : l’édition numérique existe-t-elle vraiment ?
Penser sur un autre rythme
A observer ce qu’il se passe dans le champ des politiques d’édition
depuis une dizaine d’années, nous pouvons douter de la réelle émergence d’une
édition numérique constituée en tant que telle.
Nous devrions je pense étudier deux hypothèses.
La première serait la possibilité que l'édition numérique ne
soit peut-être que l’épiphénomène d’un phénomène beaucoup plus vaste et bien
antérieur à l’invention du web en 1989 par Tim Berners-Lee au CERN (Conseil
européen pour la recherche nucléaire) de Genève, et même antérieur à l’idée du
Mundaneum par les Belges Paul Otlet et Henri La Fontaine, vers 1895 avec la
création de l'Office international de bibliographie.
Cette première hypothèse ne m’apparaît pas farfelue, elle
est crédible et relativise l’importance de ce autour de quoi nous nous agitons
tant, moi le premier.
Nous pourrions peut-être faire remonter ce phénomène, dont
ce que nous appelons aujourd’hui “édition numérique” serait l’épiphénomène, à l’Arbre de Porphyre au… troisième siècle.
(Voir à ce sujet les travaux d’Umberto Eco et notamment son recueil
d’essais : De l’arbre au labyrinthe, études historiques sur le signe et
son interprétation.)
Notre emballement trouve peut-être en partie une explication
dans notre mésusage français du terme “numérique”, tel que l’a pertinemment
dénoncé Alexandre Moatti dans la revue Le débat, récemment consacrée au
thème : Le livre, le numérique.
“Numérique” est en fait, comme nous le rappelle donc
Alexandre Moatti, un adjectif, et s’il le reste dans : “l’édition
numérique”, il se retrouve cependant couramment et abusivement substantivé
(“le numérique”), et ainsi amené à conceptualiser et sacraliser ce qui
relève en fait de la puissance de l’informatique et de l’électronique, tout en se
reliant au superpouvoir de l’Internet.
Un tel glissement de sens génère de l’inintelligibilité.
Comme le remarque Alexandre Moatti, le terme : « en vient ainsi à
être utilisé ad nauseam pour figurer l’immatériel, au détriment de
l’immense base matérielle et logicielle sous-jacente ».
Parler “d’édition numérique” sans savoir de quoi l’on parle
précisément et si celle-ci existe réellement, influence l’évolution de
l’édition sans que l’on sache exactement dans quel sens.
Moatti conclut : « Le numérique en vient à être
phénoménalisé et, dans son acception culturelle, presque sacralisé au rang d’un
mode d’expression et de communication (sans rapport avec le sens initial de
l’adjectif), comme l’écrit ou l’oral. ».
La seconde hypothèse avancerait l’idée que l’édition
numérique serait peut-être une sorte d'impasse technologique, comme le fut le
parchemin.
Le papier, comme nous le rappelle Roger Dédame dans Les
Artisans de l’écrit, aura mis quinze siècles pour arriver en Europe,
considérant qu’il fut mis au point en Chine vers le deuxième siècle avant l’ère
commune, si l’on en croit Erik Orsenna et les spécialistes qu’il a consultés
pour son ouvrage Sur la route du papier.
Pourquoi ce retard européen ? Parce qu’un ensemble de
causes conjoncturelles, mélangeant le contexte géopolitique international,
l’accès aux ressources, mais aussi les intérêts économiques de corporations, a
finalement conduit à remplacer le papyrus par le parchemin, ralentissant ainsi
l’émergence de l’imprimerie.
Aussi devrions-nous nous interroger davantage aujourd’hui
sur la justification et le destin des supports, d’autant qu’ils prennent
parfois l’apparence de gadgets technologiques à forte obsolescence programmée.
Ces rengaines nous installent à notre insu dans une
cyclicité fictive qui n’entretient pratiquement aucun rapport de réalité avec
l’histoire du livre et ses évolutions actuelles.
Le plus gros de ces mensonges est celui de la nouveauté. Il
s’exprime particulièrement dans les médias grand public sous la forme suivante :
« Nous sommes au tout début de… ». C’est faux !
Il y a déjà, au moins depuis 1945 et le Memex de Vannevar
Bush au MIT, une véritable préhistoire de “l’édition numérique”, et donc de la
prospective du livre, préhistoire dont les principaux paliers peuvent être
marqués par : en 1972 le projet DynaBook d’Alan Kay au Parc Xerox de Palo
Alto ; en 1977 au MIT, la conception de l’encre électronique (e-ink) et du
papier électronique (e-paper) par Nicholas Sheridon ; en 1996 le projet
français @Folio de Pierre Schweitzer à l’École d’Architecture de
Strasbourg ; de 1998 à 2000 aux États-Unis et en France les premières
tentatives avortées de commercialisation de nouveaux dispositifs de lecture
(Rocket eBook, SoftBook et Gemstar aux États-Unis, Cybook de la société
française Cytale, portée entre autres par Jacques Attali et Erik Orsenna, et sa
mise en liquidation judiciaire en 2002), jusqu’à l’échec commercial en 2004 de
la première liseuse au Japon (le Librié de Sony).
En parallèle il faut également prendre en considération le
mouvement initié dès juillet 1971 par Michael Hart, avec l’e-Text#1 puis le
lancement du Projet Gutenberg ; en 1996 l’initiative française du
lancement sur le web du premier réseau social consacré au livre et à la
lecture : Zazieweb, par Isabelle Aveline ; en 1998 le premier éditeur
numérique français : les éditions 00H00, avec Jean-Pierre Arbon, Bruno de
Sa Moreira, Constance Krebs ; en 1999 “Le Labyrinthe de la littérature
française contemporaine sur le réseau” par Christine Genin.
Ce qui caractérise ces initiatives françaises c’est qu’elles
ont toutes été abandonnées faute de soutiens économiques, politiques,
médiatiques, publiques. D’autres que je ne cite pas n’ont pas eu un avenir plus
radieux, mais il faut dire qu’elles étaient probablement d’emblée organisées
pour lever des fonds ou encaisser des subventions avant de fermer boutique.
Ainsi il fut et voilà où nous en sommes.
Appelez cela comme vous voulez, édition numérique,
littérature numérique, web littéraire, etc. : ce n’est pas nouveau et
c’est sur un cimetière que nous réfléchissons et sur un rythme inadapté aux
échelles de temps concernées.
Nous pensons sur un rythme ruminant et trépidant à la fois,
comme des chèvres droguées, alors que nous devrions être des aigles, de grands
fauves à la chasse, lancés comme de jeunes chiens fous dans l’espace infini du
futur.
Ce qui est à l’œuvre opère sur une échelle de temps sans
commune mesure avec l’agitation entretenue.
Plus on s’agite, plus le temps semble passer vite, plus nous
ne vivons que l’instant présent, oublieux du passé et imprévoyant quant à
l’avenir ; nous demeurons dans l’immédiateté, dans la satisfaction
illusoire de désirs de substitution, sitôt assouvis sitôt remplacés par
d’autres et qui se succèdent ainsi les uns aux autres comme des gouttes de
pluie. De petits désirs de consommateurs sans envergure. Un temps de feu
d’artifice permanent. Éblouissant et assourdissant et qui nous laisse trempés
détrempés, et trompés.
(Je repense à une conversation dans un café il y a quelques
semaines durant laquelle mon interlocuteur a eu l’inélégance d’avancer l’idée
que si je n’avais pas d’iPad, ce n’était pas par choix personnel, mais parce
que je n’aurais pas les moyens de m’en acheter un. Pauvre société que celle où
les rapports humains se délitent ainsi, se hiérarchisent par rapport à la
possession de “biens” de consommation. Je pourrais bien lui en offrir un ou
deux d’un modèle plus récent que le sien, pour lui et son épouse, mais je
refuse bel et bien de faire l’acquisition de tels objets. De même je n’ai pas
la télévision — et ce
n’est pas pour économiser la redevance !)
De l’agitation marketing autour de la marque Amazon ces
dernières semaines il semble évident que l’édition numérique n’existe pas,
qu’il ne s’agit que d’une sorte d’artefact-cobaye de la progression silencieuse
de l’économie comportementale,
et que cela ne durera que quelques années, un feu de paille au regard du lent
travail de transmission des scribes aux codeurs.
Par facilité de langage je parle moi-même souvent du passage
de l’édition imprimée à l’édition numérique. Et j’ai tort. Personne ne peut
savoir comment l’édition va réellement évoluer et personne ne peut savoir ce
qu’elle sera et comment elle s’appellera.
Mais employer aujourd’hui l’expression “édition numérique”,
réfléchir avec cette réflexion en tête, oriente nos choix actuels.
Dans son texte La conquête de l’ubiquité, en 1928,
Paul Valéry prédit déjà « des changements prochains et très profonds
dans l’antique industrie du Beau. », seulement “l’industrie du beau”
est aujourd’hui l’industrie du divertissement.
Comme Paul Valéry dans ce texte, il nous faut réfléchir sur
un rythme plus accéléré et moins moutonnier que celui de notre temps.
Comme Borges il nous faut dépasser les limites étroites de
la rationalité.
Il nous faut réenchanter le livre et la lecture.
Avec ou sans le numérique.
Je fais le pari que nous ne parlerons plus “d’édition numérique”
dans une cinquantaine d’années, et je pense que nous devrions d’ores et déjà
essayer d’anticiper ce que l’édition sera, par rapport entre autres au
transmédia et aux jeux vidéos multi-joueurs en réalité augmentée notamment.
Bien sûr, cette anticipation demande une prise de distance
que la conjoncture rend difficile aux entreprises européennes. J’ai déjà appelé
à plusieurs reprises à la constitution d’un think tank sur ce sujet. Il
est fort regrettable que celui originellement prévu par Bruno Rives au sein du
Labo BnF n’ait jamais eu d’existence réelle.
Faute de moyen et d’ambition nous allons ainsi, comme les
aveugles de Breughel.
Une trahison des historiens ?
Une autre question se pose. Les historiens du livre ne
sont-ils pas en train de faillir à leur mission d’éclairer le passé pour nous
aider, dans le présent, à faire les meilleurs choix pour notre avenir ? Ne
manquent-ils pas à leurs devoirs en se repliant dans le confort de l’académisme
et des sociétés savantes, en dissertant entre pairs dans leurs colloques d’universités
et de grandes écoles sur des sujets ultra-spécialisés et généralement concentrés
sur l’imprimé dans les siècles passés, au lieu de travailler sur les périodes
de tensions et de mutations, sur une échelle de temps plus longue que celle de
la forme livre telle que nous l’appréhendons aujourd’hui.
Dès le 18e siècle il s'agit en fait d'une histoire de
l'imprimerie et de ses débuts, rédigée par "les libraires érudits".
Puis d’une lecture politique de l'apparition et du développement de
l'imprimerie. Puis d'une histoire des et par les catalogues des éditeurs. Avant
d’arriver au tournant impulsé par l’essai de Febvre et Martin en 1958 avec une
approche davantage sociétale des impacts du livre sur les sociétés.
Mais cette discipline qu'est l'histoire du livre reste le
plus souvent concentrée sur ce qui fut à l'époque de son apparition une
nouvelle technologie de l'information et de la communication :
l'imprimerie typographique. Un procédé technique nouveau qui rendait alors possible
une plus grande circulation des textes, un partage et un accès aux savoirs qui
étaient jusqu'alors impossibles. Cela ne vous rappelle rien ?
Frédéric Barbier le précise clairement dans sa postface :
« Les deux champs privilégiés par cette manière de préhistoire du livre
se placent ainsi, on le voit, du côté du livre au sens strict, qu'il s'agisse
d'abord d'histoire des techniques (et notamment du moment de référence, celui
de l'apparition de l'imprimerie, identifiable avec L'Apparition du livre
lui-même) et des ateliers typographiques, ou d'histoire de la production
imprimée. » (pp. 545-546).
Il serait temps que l’histoire du livre déborde de ces
limites, épouse l’histoire des écritures et de la lecture, et ne reste plus
focalisée sur l’imprimé.
Il serait temps, s’il n’est déjà trop tard, d’initier une
nouvelle étape de l’histoire du livre, analysant les périodes de crises et de
mutations des supports, des techniques, des usages…
Cher Lorenzo, où est le pb?
RépondreSupprimerQu'il y ait des terriens qui défendent le domaine du livre papier est normal. Le livre papier a beaucoup de qualités et d'habitués qui y trouvent beaucoup de satisfactions.
Qu'il y ait des terriens qui poussent à l'exploration, y compris par les clients acheteurs, des possibilités et avantages de l'affichage sur écran est naturel dans une société entrepreneuriale et pleine de curieux aimant essuyer les plâtres pour être "en avance" sur les autres.
Que tout cela évolue lentement est humain. Peut être faudra-t-il 30 ans pour que les comportements majoritaires évoluent.
Mais finalement, que perdent les conservateurs par rapport aux "geeks" ? un peu d'argent et un peu de délais avant de lire? Mais peut être, au contraire, un terrien papier bien organisé avec ses amis prêteurs et conseilleurs et son plan de lectures importantes et de qualité, fait il beaucoup d'économies par rapport aux geeks qui sautent sur tout ce qu'ils voient bouger et manquent ce qui est important ?
La situation est passionnante et la variété des points de vue aussi.
Lorenzo, je te présente mes excuses pour cette réflexion très conne de ma part à propos de l'iPad.
RépondreSupprimerMarc-André Fournier