samedi 29 septembre 2012

Semaine 39/52 : L’imprédictible et l’intemporel

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 39/52.
 
Cette semaine j’ai visité l’exposition  "Six siècles d'art du livre - de l'incunable au livre d'artiste" au Musée des lettres et manuscrits, boulevard Saint-Germain. J’en suis sorti porteur d’une prise de conscience renouvelée du caractère intemporel du livre, dès lors qu’il est accueilli dans son extraordinaire singularité comparé aux nouveaux dispositifs de lecture ; de la prise de conscience aussi d'une culture du prototype que nous risquons de perdre.
Cette belle notion d’intemporel enrichit celle d’imprédictible qui me hantait depuis mes nuits bretonnes.
Depuis août 2010 en effet, depuis mon séjour plutôt angoissé sur l’ile d’Ouessant  la fenêtre de ma chambre donnait sur le cimetière, dans l’entrée de la maison d’hôtes une carte de l’ile avec au fil des siècles les naufrages et le nombre des victimes, et moi, qui pour les naturels tombait sous le coup du “droit de bris” ; la pluie le brouillard la corne de brume… ; depuis la notion d’imprédictible me hante.
C’est François Bon, dans son texte du 20 aout 2010 : “Ce qu’Internet change au récit du monde” qui avança cette terrible et essentielle notion, avec cette question qu'il posa alors : « Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible emporte avec lui […] une part radicale de ce qui nous définit comme culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ? ».
    
Le sentiment que beaucoup abandonnent
  
Dans son Après le livre, François Bon utilise encore trois fois cette notion. D’abord dans la partie sur “la syndication réellement simple” et pour souligner que : « Dans cette notion d’imprédictible qui caractérise nos apprentissages web, en temps brutal d’une mutation vécue en direct, l’importance prise par ces flux est certainement le noyau central. » ; ensuite, dans sa partie “(Traverses) Qu’est-ce que je regarde quand j’écris ?”, pour signifier que : « On avance dans l’imprédictible, et c’est probablement la confiance la plus grisante que savoir cette mutation, amorcée de longtemps, et aussi puissante que celles qui l’ont précédée, nous a saisis dans son propre mouvement, et que notre abandon est justement la condition d’y emporter (je repense souvent à ce texte fascinant d’Edgar Poe, Dans le Maelstrom), ce qui tient ici et maintenant à notre responsabilité de transmission, de partage, d’école pour notre discipline. », avant d’ajouter une page plus loin, et de conclure là, ainsi, que l’ : « abandon à la mutation et à l’imprédictible en reste pour tous, ultime paradoxe, la condition préalable [ à “cette lumière [qui] n’émanera pas systématiquement de cette galaxie neuve qui s’installe dans les pratiques numériques du récit” ]. Nous sommes déjà après le livre. ».
 
Il faudrait s’abandonner donc. Ou bien, que nous faudrait-il abandonner ?
Pour ma part je ressens plutôt un sentiment d’abandon, que beaucoup, dans l’interprofession, les pouvoirs publics et les tutelles, abandonnent écriture et lecture à des industriels du divertissement, à des commerçants, à des investisseurs.
 
En-dehors de l’humanité, avant même l’humanité, l’écriture est dans le monde. Le personnage de Jonathan Leverkühn dans Le Docteur Faustus, de Thomas Mann, nous le rappelle au sujet de : « ces signes scripturaires qui ne lui laissèrent jamais de repos, on les voyait sur la coquille d’un mollusque de la Nouvelle-Calédonie. De taille moyenne et teintés d’un rouge-brun pâle, ils se détachaient sur un fond blanchâtre. Les caractères comme tracés au pinceau couraient vers la bordure selon une pure ornementation linéaire et sur la plus grande partie de la surface bombée leur minutieuse complication leur donnait très nettement l’apparence de symboles intelligibles. ». Et le narrateur d’ajouter : « Autant qu’il m’en souvienne, ils présentaient une grande analogie avec des écritures orientales primitives, peut-être le vieil araméen. » (traduction Louise Servicen).
De quoi ce mollusque était-il le livre ?
 
Le papier et l’impression typographique à caractères mobiles auraient pu être opérationnels bien plus tôt, de plusieurs siècles. Le cours de l’histoire mondiale aurait alors été différent.
L’humanité pensante et agissante est bien antérieure, et de beaucoup, à l’écriture même, sans parler des alphabets, ni encore de l’imprimerie.
Il nous faut absolument penser les mutations de la lecture sur un temps bien plus long que celui de nos brèves existences humaines, et même que celui de nos sociétés.
 
Nous sommes peut-être déjà après le livre. Mais ce qui m’importe serait de savoir avant quoi nous sommes ?
La prospective du livre c’est peut-être justement d’approcher, sans jamais l’atteindre, cette part d’imprédictible. Ce qui peut toujours nous surprendre.
L’intemporel du livre pointe sa permanence, l’imprédictible en marque en fait l’immanence, tout en accusant notre ignorance sans doute.
C’est peut-être par le discours que nous produisons ou que nous subissons, que nous inventons à notre insu ce que sera la lecture, ses stratégies et ses dispositifs, à la fin de ce siècle.
 

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