Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 39/52.
Cette semaine j’ai visité l’exposition "Six siècles d'art du livre - de
l'incunable au livre d'artiste" au Musée des lettres et manuscrits, boulevard
Saint-Germain. J’en suis sorti porteur d’une prise de conscience renouvelée du
caractère intemporel du livre, dès lors qu’il est accueilli dans son extraordinaire
singularité comparé aux nouveaux dispositifs de lecture ; de la prise de
conscience aussi d'une culture du prototype que nous risquons de perdre.
Cette belle notion d’intemporel enrichit celle d’imprédictible
qui me hantait depuis mes nuits bretonnes.
Depuis août 2010 en effet, depuis mon séjour plutôt angoissé
sur l’ile d’Ouessant — la
fenêtre de ma chambre donnait sur le cimetière, dans l’entrée de la maison
d’hôtes une carte de l’ile avec au fil des siècles les naufrages et le nombre
des victimes, et moi, qui pour les naturels tombait sous le coup du “droit de
bris” ; la pluie le brouillard la corne de brume… ; depuis la notion
d’imprédictible me hante.
C’est François Bon, dans son texte du 20 aout 2010 : “Ce qu’Internet change au récit du monde” qui avança cette terrible et essentielle notion, avec cette question qu'il posa alors :
« Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible
emporte avec lui […] une part radicale de ce qui nous définit comme
culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ? ».
Le sentiment que beaucoup abandonnent
Dans son Après le livre, François Bon utilise encore trois fois cette notion. D’abord dans la partie sur
“la syndication réellement simple” et pour souligner que : « Dans
cette notion d’imprédictible qui caractérise nos apprentissages web, en temps
brutal d’une mutation vécue en direct, l’importance prise par ces flux est
certainement le noyau central. » ; ensuite, dans sa partie “(Traverses)
Qu’est-ce que je regarde quand j’écris ?”, pour signifier que :
« On avance dans l’imprédictible, et c’est probablement la confiance la
plus grisante que savoir cette mutation, amorcée de longtemps, et aussi
puissante que celles qui l’ont précédée, nous a saisis dans son propre
mouvement, et que notre abandon est justement la condition d’y emporter (je
repense souvent à ce texte fascinant d’Edgar Poe, Dans le Maelstrom), ce qui tient
ici et maintenant à notre responsabilité de transmission, de partage, d’école
pour notre discipline. », avant d’ajouter une page plus loin, et de
conclure là, ainsi, que l’ : « abandon à la mutation et à
l’imprédictible en reste pour tous, ultime paradoxe, la condition préalable
[ à “cette lumière [qui] n’émanera pas systématiquement de cette
galaxie neuve qui s’installe dans les pratiques numériques du récit” ].
Nous sommes déjà après le livre. ».
Il faudrait s’abandonner donc. Ou bien, que nous faudrait-il
abandonner ?
Pour ma part je ressens plutôt un sentiment d’abandon, que
beaucoup, dans l’interprofession, les pouvoirs publics et les tutelles, abandonnent
écriture et lecture à des industriels du divertissement, à des commerçants, à
des investisseurs.
En-dehors de l’humanité, avant même l’humanité, l’écriture
est dans le monde. Le personnage de Jonathan Leverkühn dans Le Docteur
Faustus, de Thomas Mann, nous le rappelle au sujet de : « ces
signes scripturaires qui ne lui laissèrent jamais de repos, on les voyait sur
la coquille d’un mollusque de la Nouvelle-Calédonie. De taille moyenne et
teintés d’un rouge-brun pâle, ils se détachaient sur un fond blanchâtre. Les
caractères comme tracés au pinceau couraient vers la bordure selon une pure
ornementation linéaire et sur la plus grande partie de la surface bombée leur
minutieuse complication leur donnait très nettement l’apparence de symboles
intelligibles. ». Et le narrateur d’ajouter : « Autant
qu’il m’en souvienne, ils présentaient une grande analogie avec des écritures
orientales primitives, peut-être le vieil araméen. » (traduction
Louise Servicen).
De quoi ce mollusque était-il le livre ?
Le papier et l’impression typographique à caractères mobiles
auraient pu être opérationnels bien plus tôt, de plusieurs siècles. Le cours de
l’histoire mondiale aurait alors été différent.
L’humanité pensante et agissante est bien antérieure, et de
beaucoup, à l’écriture même, sans parler des alphabets, ni encore de
l’imprimerie.
Il nous faut absolument penser les mutations de la lecture
sur un temps bien plus long que celui de nos brèves existences humaines, et
même que celui de nos sociétés.
Nous sommes peut-être déjà après le livre. Mais ce
qui m’importe serait de savoir avant quoi nous sommes ?
La prospective du livre c’est peut-être justement d’approcher,
sans jamais l’atteindre, cette part d’imprédictible. Ce qui peut toujours nous
surprendre.
L’intemporel du livre pointe sa permanence, l’imprédictible en
marque en fait l’immanence, tout en accusant notre ignorance sans doute.
C’est peut-être par le discours que nous produisons ou que
nous subissons, que nous inventons à notre insu ce que sera la lecture, ses
stratégies et ses dispositifs, à la fin de ce siècle.
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