Durant l’année 2012
j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon
sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien
évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le
45/52.
En ce 11 novembre
2012, journée de recueillement, je donne suite à un commentaire de Boris
Bouscayrol, auteur du roman Cyberpunk, "Ber\in : la rencontre des frères humains", par lequel il cherche aussi, je crois, à exprimer les liens multiples des
réalités et des fictions sur d’autres espaces que la page imprimée.
Son commentaire à
ma chronique 43/52 : Fusionner avec le livre est le suivant :
« “La réalité n'existe pas." dites-vous. C'est vrai, mais c'est
tout ce que nous avons ! Tout autour, il y a l'innommable. La réalité est
notre façon de le conjurer, de donner par les noms et les mots un sens à ce qui
n'en a pas. C'est une question de survie. Alors oui, la réalité n'existe pas,
elle n'a pas de consistance, d'essence. Elle est le projet, elle est l'enjeu et
la règle du jeu. Un voile qui nous protège du magma informe du réel, tissé par
la politique, la science, les religions. Mais par les livres, aussi,
heureusement. ».
Ce commentaire a
suscité de nombreuses réflexions en moi durant toute cette semaine et j’essaye
seulement ici d’y mettre un peu d’ordre. Cela, et je m’en excuse par avance,
demeurera bavard et assez confus encore sans doute.
Le livre, théâtre ou miroir du réel ?
J’ai eu hier matin
l’enrichissement de pouvoir écouter Jean Staune
à Paris et je dois bien reconnaître, dans le cadre de cette chronique, que je
partage sa conviction, que j’exprimerais ici avec mes mots : l’absence
d’une forme d’existence supérieure à l’homme m’apparaît hautement improbable.
L’usage courant que
nous faisons des mots, particulièrement de ceux qui renvoient à des réalités
non matérielles, non observables, ou seulement alors dans leurs effets (telles
les impressions, les sentiments, les émotions…), et notamment l’usage que nous
faisons de ce mot précis : “innommable”, fait de nous tous, et
particulièrement de celles et ceux qui prétendent se consacrer à
l’écriture : des faussaires. Seuls les poètes, peut-être, seraient
excusables. Et les prophètes.
En ce jour,
l’abondante littérature sur la première guerre mondiale vient bien évidemment à
l’esprit. La liste serait longue. Ce qui s’impose à moi est la course de mon
ami Hans Castorp et les larmes me viennent aux yeux en tapant ces mots sur le
clavier de mon ordinateur. Car je comprends, je réalise peut-être enfin
pourquoi La montagne magique est pour moi un véritable roman culte que
je relis régulièrement : entre chacune de ces lectures la course de Hans
se poursuit en moi, il n’arrête pas de courir et tant qu’il court il restera
vivant.
« Adieu !
Tu vas vivre maintenant, ou tomber. Tes chances sont faibles. Cette vilaine
danse où tu as été entrainé durera encore quelques petites années criminelles
et nous ne voudrions pas parier trop haut que tu en réchapperas. A l’avouer
franchement, nous laissons assez insoucieusement cette question sans réponse.
Des aventures de la chair et de l’esprit qui ont élevé ta simplicité t’ont
permis de surmonter dans l’esprit ce à quoi tu ne survivras sans doute pas dans
la chair. » (Thomas Mann, traduit par Maurice Betz).
J’ai le sentiment
déraisonnable que tant que Hans Castorp court en moi il reste vivant.
Dans “Vie et destin”, Vassili Grossman écrit lui l’innommable, il conduit ses lecteurs au cœur même
des chambres à gaz. Tout récemment dans “Ma mère est une fiction”, Chris Simon approche cette tension avec cet artifice terrible de réintégrer
l’horreur des convois funestes dans notre quotidien du 21e siècle. Cependant je
sens bien qu’il me faut pousser l’investigation plus loin encore.
Mon hypothèse est aujourd’hui la suivante : il y a lecture parce
qu’il y a écriture parce qu’il y a langage et le langage se serait extirpé de
l’inarticulé en passant par le chant, la mélopée, la mélopée des longues
marches, la psalmodie, qui a survécu dans des offices religieux et les
complaintes.
Que dit le livre que je lis ces jours-ci : « … le chant
qui, à l’origine des âges et des humains, avait dû être un simple hurlement
parcourant tous les degrés sonores. Il avait fallu le circonscrire sur une
seule note et arracher de haute lutte au chaos le système de notes. Bien
entendu, une ordonnance régulatrice des sons fut la préfiguration et la
première ébauche de ce que nous entendons aujourd’hui par… » :
langage (Le Docteur Faustus, traduction de Louise Servicen).
En fait, Thomas Mann écrit : “musique”, et non pas “langage”.
La réponse au mystère du premier mot prononcé par un ancêtre humain est
peut-être le premier mot non chanté. Dit. Du chant à la récitation il y eut
sans doute beaucoup de pas, beaucoup de chemins.
Je ne me souviens pas que Vassilis Alexakis dans son roman paru en 2010 :
Le premier mot, évoque cette hypothèse parmi les nombreuses qu’il passe
en revue, mais c’est là un roman qu’il me faut relire.
Sur la page, les mots substitués
Je recherche la spontanéité dans l’épanchement régulier de cette
chronique. Je n’ai ni la culture ni la rigueur d’un intellectuel. J’essaye
seulement de comprendre le sens de ce qu’il m’arrive.
Cette semaine, par exemple, cette phrase de Walter Benjamin :
« La
langue a signalé sans malentendu possible que la mémoire n’est pas tant
l’instrument de l’exploration du passé que son théâtre. Elle est le médium du
vécu comme le Royaume terrestre est le médium où sont ensevelies les villes
mortes. Qui cherche à s’approcher de son propre passé enseveli doit se
comporter comme un homme qui creuse. » (Extrait de Berliner Chronik, 1932) ; alors que la notion d’innommable me hantait l’esprit.
En fait, l’innommable ne concerne probablement pas exclusivement la
barbarie, la bestialité humaine, que nous pouvons nommer jusqu’à un certain
point, mais tout ce qui nous outrepasse, en bien comme en mal, qui s’exprime
bien au-delà de notre échelle humaine.
Dans Les
bienveillantes de Jonathan Littell (2006) on comprend le pourquoi du titre
dès lors que nous pouvons le relier à l'Orestie d'Eschyle et aux Érinyes,
déesses infernales qu’il ne fallait surtout pas nommer directement de crainte
de les attirer.
Autre exemple, je
travaille depuis janvier de cette année à une adaptation du roman gothique de
Matthew G. Lewis de 1796, Le Moine. Le boulanger (terme argotique pour
désigner le diable, le démon) y joue là aussi de la substitution, sur une
palette impressionnante.
Les stratégies
d’évitement pour nommer ce qui apporte l’innommable aux hommes doivent ainsi
être nombreuses. Je pense rapidement à Georges Bernanos dans Sous le soleil
de Satan, Le Docteur Faustus de Thomas Mann. Dans ce dernier cas le
personnage innommable, le Malin, se métamorphose sous les apparences successives
de multiples personnages, qui ne sont pas sans rappeler les multiples avatars
des divinités de l’hindouisme.
Chaque chose a un
nom, mais ce n’est pas forcément son nom. Ce n’est pas forcément le nom juste.
Et qui sait si lorsque nous nous retournons, lorsque nous tombons le dernier
masque, ce n’est pas nous-mêmes, notre pire ennemi que nous voyons dans le
miroir ?
Car combien de
substitutions s’opèrent dans le chaos ?
Et comment ce qui
est innommable pourrait-il être représentable ?
Le phénomène vaut je
pense pour tout. La représentation des divinités dans les cultures polythéistes
est du même ordre je pense. Je l’ai observé dans L’Iliade et l’Odyssée
d’Homère, dans Mardi d’Hermann Melville, dans L'Énigme du retour de
Dany Laferrière (2009).
C’est la raison
pour laquelle sur la route d’Emmaüs les disciples ne reconnaissent pas le
Christ.
Ce qui est
innommable l’est peut-être simplement parce qu’il outrepasse les limites, et de
notre monde physique, et de notre monde imaginaire.
Parce que nous ne
pouvons pas le désigner, le montrer du doigt, mais seulement le représenter.
Une nouvelle fois
le rapport à l’image m’interpelle. A ce point l’iconoclastie est questionnée.
Par rapport au
monde et à ses aléas multiples, les livres restent donc circonscrits dans leurs
expressions du nommable, du dicible, du lisible.
La page, (« La
page, c'est-à-dire le pagus latin, ce champ, ce territoire enclos par le blanc
des marges, labouré de lignes et semé par l'auteur de lettres, de caractères ;
la page, lourde encore de la glaise mésopotamienne, adhérant toujours à la
terre du néolithique, cette page très ancienne s'efface lentement sous la crue
informationnelle, ses signes déliés partent rejoindre le flot numérique. »,
Pierre Lévy, dans Sur les chemins du virtuel, 1995), la page limite,
mais ce faisant ne concentre-t-elle pas aussi les possibles actions du texte ?
Je pense ici aux
chamans, à l’édification d’enceintes sacrées (le mot “enceinte”), en traçant
simplement un cercle au sol, en ordonnant juste quelques éléments de décor.
La page n’est-elle
pas, à la fois, enceinte et lieu de passage ?
Une gare de départ.
Une trappe. Un sas.
Un espace privilégié que nous redessinons sans cesse, des tablettes d’argile
aux tablettes internet.
Un champ cultivé,
tout simplement.
Ma redéfinition du
mot “page” ?
Matrice de fiction
qui engage notre sensibilité.
Si nous pouvions
seulement un instant concevoir ce que représentait pour les hommes, ce qu’était
un champ cultivé à l’époque des tous premiers champs cultivés, au tout début de
la sédentarisation de l’espèce et des premières cultures ordonnées. Nous
aurions peut-être alors une possibilité de saisir subrepticement le lien
existant certainement entre la page et l’innommable que fuyaient peut-être les
hordes nomades.
Le visible seul
nous est-il en partie lisible ? Ou bien la lecture pourrait-elle nous
ouvrir des voies d’accès autres ? D’autres voies existent probablement
pour accéder à la vérité derrière les masques, mais la lecture de certaines
fictions m’apparaît comme étant peut-être la plus universellement accessible.
Ce à quoi il nous
faut être vigilant en cette période d’e-incunables, ce sont aux conséquences de
nos choix et de nos usages, savoir si nous rehaussons ou si nous abaissons le
seuil de lisibilité du monde.
En révélant
l’interstice entre les mots, quelle ouverture sur l’innommable a, peut-être,
été descellée dans les monastères irlandais au 10e siècle ?
Bien malin qui
pourrait répondre à cette question.
Quelle introspection !
RépondreSupprimerL'intelligence c'est de penser de l'ordre là où d'autres ne voient que du chaos et de l'innommable ou indicible pour eux.
L'univers dans lequel nous vivons est fondamentalement tâtonnant, depuis 15 milliards d'années.
L'homme et tout ce qu'il a fait sont des tâtonnements ... dont certains sont plus longtemps stables que d'autres.
Ce qui m'étonne le plus dans la guerre de 14, c'est sa durée sans que les belligérants n'aient pu trouver comment l'arrêter.
Des webcam et Internet auraient peut être été utiles.
Le plus innommable c'est notre faiblesse à agir sur le monde autrement qu'en tâtonnant avec des vrais humains, à la fois nos semblables et sans communications avec nous.