Durant l’année 2012
j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon
sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien
évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le
46/52.
J’ai souvent
repensé cette semaine à un intéressant petit livre paru en 2008, “Qui croire ?”, signé Nathalie Brion et Jean Brousse, deux observateurs des mouvements
sociétaux. Je l’ai parcouru à nouveau tandis que sur mon agrégateur de flux RSS
continuait à s’allonger l’interminable liste des études et autres approches
quantitatives sur l’édition numérique, s’ajoutant les unes aux autres. A la
lecture de cet essai, qui pointe tant l’obsolescence des méthodes d’analyse de
l’opinion, que la non représentativité des syndicats, on peut se faire une idée
de la manipulation à laquelle nous sommes soumis.
Un baromètre n’est pas une boussole
En résumé : les
échantillons représentatifs n’existent pas (et peut-être encore moins
qu’ailleurs dans le domaine de la lecture qui est à la fois une pratique intime
et où le déclaratif doit être soumis à la suspicion).
Nathalie Brion et
Jean Brousse l’énonçait, puisque apparemment il le faut : « L’homme
moderne ne se détermine plus en fonction de son âge, son revenu ou sa
profession. Un autre moteur l’anime : son système de valeur. Un patron au
fort niveau de vie, écologiste circulant à bicyclette quand une caissière de
supermarché se prive pour s’offrir un sac Vuitton, objet d’identification
identitaire. » (p. 78).
Ces études,
enquêtes, baromètres et autres billevesées nous font perdre le Nord. Ces
données se surajoutent à l’infobésité ambiante et, à mon sens en tout cas,
brouillent l’horizon plus qu’elles ne l’éclaircissent.
A qui profite le
crime ?
Dans le contexte
qui nous intéresse ici, de passage de l’édition imprimée à l’édition numérique,
quel sens peut avoir une étude qui ne se concentre que sur les lecteurs à
partir de quinze ans.
Je pense que nombre
de ces productions d’instituts relèvent davantage de la communication que de
l’information, qu’il suffit de s’informer du commanditaire et de lire entre les
lignes pour que le voile se déchire. Au mieux, le signalement répété par
plusieurs études de certaines tendances permettrait-il de confirmer une propension
générale.
Mais il nous faut
cesser d’être crédules : ces études orientées ont pour principale fonction
sociale d’assurer dans la population la reproduction servile des stéréotypes
sociaux sur lesquels les dominants économiques assoient leur domination. Cela
est criant dans le marché du livre !
Le plus souvent
l’objectif est d’orienter le marché dans le sens de leurs intérêts, notamment
par le levier des médias qui répercutent les résultats de ces “études” tels
quels, comme s’il s’agissait d’informations validées, phénomène regrettable
déjà bien connu, mais auquel s’ajoute maintenant celui de nombreux blogueurs, et
tous d’infuser cette influence pour le compte de lobbies. Un vaste
enfumage !
En début d’année
j’avais abordé ce sujet en dénonçant les prophéties auto-réalisatrices.
Dans les cours que
je donne j’insiste bien auprès des étudiants sur la nécessité de prendre un
recul critique par rapport à toutes ces enquêtes, à s’informer sur leurs
méthodologies, à s’interroger sur la pertinence et la représentativité des
panels, sur l’identité et les intérêts des commanditaires, à les comparer et à
les mettre en perspectives avec les autres informations dont ils peuvent
disposer.
Au-delà du fait qu’il
s’agit souvent de futurs professionnels de l’édition, il s’agit avant tout de
lecteurs, de lecteurs qui doivent être informés sur leurs droits.
Revendiquer nos droits de lecteurs
Les lecteurs ne
connaissent pas leurs droits. Le plus souvent même je crois qu’ils ignorent
totalement qu’ils en ont ! En toute bonne foi ils se laissent manipuler par
les marchands du temple. De leurs cotés, les acteurs de l’interprofession du
livre gardent un pudique silence. Aucun n’a intérêt à éclairer une ignorance
dont ils profitent tous à un degré ou à un autre.
A chaque fois que
j’en ai l’occasion je rappelle les droits des lecteurs. Ceux exprimés par
Daniel Pennac en 1982 dans son essai Comme un roman : « -
Le droit de ne pas lire – Le droit de sauter des pages – Le droit de ne pas
finir un livre – Le droit de relire – Le droit de lire n’importe quoi – Le
droit au bovarysme – Le droit de lire n’importe où – Le droit de grappiller –
Le droit de lire à voix haute – Le droit de se taire ». Mais ils
apparaissent aujourd’hui bien fleur bleue dans la guerre économique que nous
traversons. Ils ne s’attaquaient qu’aux interdits moraux. C’était encore
nécessaire à l’époque apparemment. Mais les choses ont changé. Déjà à plusieurs
reprises dans cette chronique j’ai relayé les droits que les lecteurs doivent
aujourd’hui défendre et tels qu’ils ont été désignés par Richard Stallmann.
Je constate régulièrement
sur le web, non pas dans les publications, mais dans les commentaires, les
forums, sur les réseaux sociaux…, le mécontentement et les stratégies de
contournements que certains lecteurs conscients mettent en place face aux
pratiques commerciales abusives de certains acteurs du marché du livre (imprimé
ou numérique). Cela me rassure.
La démocratie
absolue fait peur. Et, incontestablement, les lectrices, les lecteurs sont bien
plus nombreux que tous les professionnels des métiers du livre.
Si la vague des
lecteurs se levait elle emporterait tout sur son passage.
Le numérique, nous
le voyons tous les jours, peut être habilement détourné au profit des
industries du divertissement de masse. Mais les lecteurs, comme masse vivante
et plurielle de millions d’individus, comme masse incontrôlable d’électrons
libres, pourraient dérégler cette machination.
Avec le
développement d’une “culture numérique” les choses commencent à changer, je
veux exprimer l’idée que le fil de la pensée humaniste et celui des “humanités numériques”
commencent à se tresser, que les enfants, les fils commencent à se reconnaître
comme frères.
Les “lectorats
qualifiés” (grands lecteurs, bibliothécaires, enseignants et professeurs
documentalistes, étudiants…) commencent à revendiquer leurs droits, notamment
par rapport à la défense du domaine public et des biens communs, tandis que des
lectorats dans leur ensemble, nous pouvons voir émerger des pratiques
parallèles basées sur la consommation solidaire, notamment l’échange gratuit de
livres imprimés en dehors des circuits traditionnels des librairies et des
bouquinistes.
Le cas cette
semaine de la “disputation” entre l’auteur Thomas Geha
et la Team Alexandriz, qui a mis en téléchargement gratuit l’une de ses œuvres,
est révélateur de l’évolution des mentalités et de la redistribution des
cartes.
Quand un auteur écrit
cela : « Quoi qu’on en pense, Alexandriz est un acteur du livre.
Illégal, certes, mais un acteur tout de même. Il est le reflet d’un certain
comportement moderne dans la consommation des biens culturels, et une porte
vers ce que sera aussi l’avenir. Si les artistes veulent s’adapter, cela passe
forcément par essayer de comprendre les comportements des internautes. Et
ainsi, peut-être, cela permettra de contribuer à modeler un avenir qui n’est
pas forcément si noir pour la création. », quoi qu’on en pense c’est
signe que les choses sont en train de changer, que les rapports de forces se
redistribuent.
Au point où nous en
sommes ce 18 novembre 2012 les choses évoluent vite, presque en temps réel, la
polémique est entre les lignes, mais pour l’heure sur une page web tirée
“Disclaimer” la Team Alexandriz précise que : « La loi L. 122-5 du
Code de Propriété Intellectuelle admet une exception pour la copie privée, vous
pouvez donc télécharger légalement les œuvres présentes ici si vous en possédez
l’original. Lorsque vous achetez un livre papier, vous achetez l’œuvre et non
son support, personne ne peut vous obliger à repayer l’œuvre numérique si vous
possédez le livre papier (ou numérique). ».
Si les auteurs et
les lecteurs se donnaient la main….
Mais je dois être
un idéaliste !
Je me souviens qu’à
la fin de la méthode Boscher avec laquelle j’appris à lire il y avait cette
comptine de Paul Fort, La ronde : « Alors on pourrait faire
une ronde autour du monde, si tous les gens du monde voulaient se donner la
main. ». Mais déjà je sentais bien que les adultes qui me la lisait et
qui avaient connu la guerre, ou simplement la dureté des milieux populaires
dont je suis issu, n’y croyaient pas.
J’appris à lire ainsi
les yeux bandés, la peur au ventre que le loup dévore toute crue la chèvre de
monsieur Seguin parce qu’elle osait revendiquer son droit à la liberté.
Aujourd’hui,
pratiquement seul face à une interprofession du livre qui dans sa majorité méprise
mes travaux, je me lève pour revendiquer mes droits en tant que simple lecteur.
Lire les yeux
bandés, oui, mais bandés comme un phallus, le regard qui transperce le bandeau.
Parce que nous ne
nous donnons pas la main, personne ne me donne la main, et dans l’histoire
c’est le loup qui est libre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire