J'ai eu l'occasion hier, 05 octobre 2012, d'intervenir dans le cadre de la journée professionnelle d'ouverture du Salon Lire en Poche de Gradignan (Gironde) à une table ronde, modérée par Emmanuelle Andrieux de l'ECLA : "L'avenir du format poche face au livre numérique", en compagnie de Narges Temimi (Responsable du développement numérique du groupe d'édition Libella) et de Patrick Gambache (Directeur du développement numérique du groupe La Martinière / Le Seuil, directeur de la filiale poche Points, président de la plateforme Eden Livre et vice-président de la commission "Numérique et nouvelles technologies" du SNE).J'avais choisi d'adopter le point de vue des lecteurs. C'était bien sûr faire fi des réelles contraintes, et légales et économiques, qui s'imposent aux éditeurs, et donc prendre le risque de déplaire et d'agacer.
Nonobstant, face à ces deux professionnels de l'édition, de bonne volonté je crois, et, il me semble, conscients des risques de vampirisation du marché (notamment par Amazon), je n'ai pas vraiment senti, ni d'enthousiasme pour ce que nous appelons, un peu facilement il est vrai "l'édition numérique" (mon point de vue sur cette question : "L'édition numérique n'existe peut-être pas"), ni je n'ai eu l'impression que leurs entreprises leurs donnaient les moyens humains et financiers d'être à la hauteur des enjeux.
Au final : l'impression que nous discutons sur le Titanic du nouveau bateau à construire, sans avoir seulement l'idée et encore moins la volonté de changer de cap. L'impression de se rapprocher de l'iceberg, d'entendre depuis dix ans le même discours officiel du Syndicat national de l'édition.
Triste. Et inquiétant quelque part :-(
Synthèse de mon intervention
« Dans le numéro de la revue Gallimard, Le
débat, consacré récemment au livre et au numérique, Erik Orsenna, auteur
d’un Petit précis de mondialisation titré : Sur la route du
papier (Stock, mars 2012) et qui soutient par ailleurs l’association
Culture Papier, est formel : « le livre de poche, vu la qualité
croissante des liseuses, est, dit-il, à mon sens condamné. C’est un
système économiquement fou et écologiquement désastreux. » (Le débat,
N°170, p.108). Il souligne également qu’il doit y avoir seulement une vingtaine
de librairies en France où son prix Goncourt L’Exposition coloniale
serait disponible au format poche, alors que le téléchargement d’une version
numérisée est possible 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, et de n’importe où.
Une histoire qui suit son
cours…
Au cours du siècle précédent
le marché du livre de poche s’est structuré comme un socle stabilisant pour le
marché français du livre et il repose toujours en grande partie sur la
prescription de l’éducation nationale et sur l’impulsion donnée par les
adaptations télévisuelles, donc, avec un éventail bien moins étendu que ce que
peut / pourrait apporter une offre numérique (voir par exemple déjà
Gallica ou WikiBooks entre autres…).
En octobre 2012, la
problématique qui se présente avec le développement de l’édition numérique
dépasse les simples questions de différentiel des prix de vente entre format
poche et format numérique et de chronologie des parutions.
La véritable question n’est
pas celle de la coexistence des deux formats, mais, d’évaluer la durée maximale
et les conditions d’une possible coexistence, et de mettre rapidement en place
un modèle économique viable pour assurer la transition, sans abandonner pour
autant le marché du livre numérisé aux KindleStore d’Amazon et iTunes d’Apple, ou
à Google et sa boutique en ligne Google Play, ou bien à d’autres modèles liant
fabricants de tablettes à distributeurs (Kobo / Fnac par exemple).
Il faut envisager le contexte
par rapport aux lecteurs, qui sont les acheteurs, les clients. Et de tous temps
les lecteurs ont recherché des supports de lecture portables, facilement
maniables, légers, peu encombrants et peu chers. L’histoire du livre de poche
commence, au plus tard, à Venise vers 1501 avec l’imprimeur et libraire Aldo
Manuzio lequel, à son époque où, comme aujourd’hui l’édition numérique, c’est
alors l’imprimerie typographique qui prend son essor, comprend l’importance de
rendre les livres facilement transportables.
Or, à ce jour d’octobre 2012,
l’offre de versions numérisées des titres au format poche reste bridée (peu de
titres) et les prix surévalués pour maintenir artificiellement la chaine
économique de l’imprimé.
Les lecteurs doivent encore
souvent acheter en version imprimée des classiques de la littérature mondiale auxquels,
au 21e siècle, nous pourrions penser qu’ils seraient en droit d’y accéder au
titre du patrimoine culturel universel de l’humanité. Ils doivent souvent payer
pour des livres du domaine public. Par exemple, l’œuvre de Bernanos ou de
Camus, Le Petit Prince de Saint-Exupéry, sont payants pour les lecteurs
français mais téléchargeables gratuitement et légalement par les internautes
des autres pays ! Bien que légalisé dans la forme, ce procédé est
foncièrement malhonnête, en tous cas injuste.
Un lectorat qui résiste
face aux politiques commerciales
En mai 2012 Hachette Livre a
aligné les prix de vente des versions numériques de ses œuvres de littérature
parues en format poche pour 2000 titres. Mais souvent les versions numérisées
demeurent un peu plus chères que le format poche, alors que les lecteurs qui
ont investi dans une liseuse sont pénalisés par les DRM et que, selon les
conditions d’utilisation des plateformes de téléchargements (Apple, Amazon,
Google…), ils ne sont pas propriétaires des livres téléchargés. Mais, fixer un
juste prix du livre numérisé par rapport à celui du livre de poche accélèrerait
la transition, alors que le poche reste un débouché lucratif pour l’édition.
Dans ce contexte il faut je
pense prêter attention à un signal faible dont les observateurs attentifs
peuvent déjà mesurer, à la fois l’expansion géographique et le nombre croissant
de pratiquants. Je veux parler du développement dans le lectorat de pratiques
non-marchandes. Au-delà du fort développement d’un marché du livre d’occasion,
se développent en effet, pour le livre imprimé, et particulièrement pour le
format poche, des pratiques fondées sur le concept de la consommation
collaborative : bookcrossing et Circul’Livre, bibliothèques spontanées issues
du mouvement américain des Little free libraries, sites web de dons et
d’échanges gratuits (biglib.fr) ; avec en plus, pour le livre numérisé, en
marge du piratage, plusieurs sites web de qualité proposant gratuitement et en
toute légalité de très nombreux titres du domaine public ou sous licence Creative
commons. Dans ce contexte, acheter un livre de poche (et cela m’arrive
encore assez souvent) est parfois plus la résultante d’une contrainte que d’un
choix.
Seule une offre basée, non
seulement sur les contingences économiques, mais aussi, sur une véritable
ambition éditoriale, avec de nouvelles traductions (l’unique traduction de
Maurice Betz de La montagne magique de Thomas Mann date de 1931), de
nouvelles préfaces, des bonus, un QR Code pour télécharger la version ePub ou
une application Androïd avec des enrichissements multimédia, seule l’innovation
pourrait aujourd’hui donner un second souffle au livre de poche imprimé. »






