Blog 2025 de Lorenzo Soccavo | Fictionaute | Chercheur en Littérature, Prospective et Mythanalyse de la Lecture | Conférencier. Auteur. Enseignant et Formateur sur les futurs des dispositifs et des pratiques de lecture...
Je remarque aussi une cristallisation de la notion et des pratiques de design éditorial, dans certaines maisons, les enseignements de l'ESTEN, les récentes initiatives de Jiminy Panoz...
— La présentation de l’ouvrage collectif : La grande aventure du livre, une coédition
Bnf éditions Hatier, sous la direction d’Anne Zali, à la BnF le 25 septembre.
— La Journée Neurosciences, Esthétique et Complexité du 28 septembre 2013, organisée par
le groupement de recherche (GDR) Esthétique Arts et Sciences (ESARS)
du CNRS et de l’Université Paris Descartes.
— Manifestations auxquelles nous pourrions ajouter ma
participation à distance le 25 septembre aux Conversaciones liquidas entre editores y bibliotecas organisées par la Fundación Germán Sánchez
Ruipérez à Salamanca (Espagne), avec mon texte de réflexion :
"Inventer ensemble les nouvelles médiations du livre" (Inventar
juntos las nuevas mediaciones del libro).
La voie du
rêve…
Tout cela pourrait une nouvelle fois se résumer en
une seule phrase : il nous faut déglacer notre rapport à la lecture, sans
surévaluer pour autant le numérique.
Et se décliner ainsi, sous la forme d’une liste de
pistes, avec interrogations multiples aux nombreux carrefours :
— J’observe de plus en plus des glissements de sens
significatifs de plusieurs mots (livre, lecteur, par exemple…), mais celui de
bibliothèque semble demeurer stable (le terme de médiathèque n’ayant jamais
réellement pris dans les usages, fait intéressant à noter…).
— Les bibliothèques pourraient-elles accéder au plan
d’hyper-lieux (c’est-à-dire des non-lieux, de véritables utopies) de la lecture
publique et émancipatrice ?
— La forme de narration dominante du 21e siècle
émergera peut-être de la convergence jeux vidéo – transmédia – réalité augmentée
et internet des objets (des formes élaborées de fictions interactives, ou jeux
d’aventures textuelles…), tandis qu’une nouvelle forme de littérature
(hyperfictions ?) pourrait émerger d’une hybridation avec les arts
numériques et le filon d’une littérature numérique dont les premières œuvres
peuvent en fait être datées des années 1950.
— Il y a nécessité à explorer la totalité de la matière
textuelle et à sublimer le potentiel narratif des hyperliens au-delà des
imperfections des nouveaux dispositifs (transitoires) de lecture.
— Conjointement
à ces influences des arts et du numérique sur le livre, nous percevons une plus
grande intégration du livre dans l’histoire (et son enseignement), et dans
l’histoire des arts visuels sur une échelle, un temps que je qualifierais
d’anthropologique.
— C’est le lecteur qui reçoit, constitue et crée le
livre comme Livre (c’est-à-dire ce qu’il lit). Il passe au travers et cela
passe au travers de lui.
— A l’espace bidimensionnel circonscrit de la page répond
celui, multidimensionnel et ouvert, de la lecture (forme de géométrie
projective ?). Nous percevons bien dans la littérature numérique
l’ambition de rivaliser avec le texte et de sortir le lecteur de l’espace
tridimensionnel qu’il perçoit ordinairement.
L’expérience performative de la lecture est ici
questionnée (mais insuffisamment).
Nous sommes biologiquement programmés pour ne
percevoir et concevoir (imaginer ?) qu’un éventail (très ?) limité
des possibles.
Les neurosciences de l’esthétique ne sont pas encore
suffisamment appliquées à l’affectivité, ni à la lecture.
— Pourrait-on envisager l’expérience de lecture à la
lumière d’une éclipse de la conscience, laquelle éclipse rendrait possible une
dissociation de l’immersion dans la scène théâtrale du roman (narrativité), d’avec
le ressenti sensoriel du milieu naturel de lecture (de ses conditions et de son
support) ?
— Considérer le livre-codex comme un vestibule replié
sur soi (?). Et la lecture comme un système vestibulaire (?).
En cette période “d’e-incunabilité”, la métamorphose
du livre et de la lecture pourrait s’ouvrir sur des champs (chants ?)
libérateurs (fédérateurs ?) du langage de l’espèce. A suivre…
Cet automne 2013 va être marqué par une salve commerciale de reparutions, rééditions, parutions et éditions d'Albert Camus, et de livres sur son oeuvre.
Né le 07 novembre 1913 Albert Camus aurait eu en effet 100 ans ce 07 novembre 2013.
Mort dans un accident de voiture le 04 janvier 1960, il a donc disparu depuis plus de 53 ans.
En France, les reparutions de ses oeuvres vont être payantes (illustration 1). Mais dans de nombreux pays, dont le Canada, elles sont depuis plus de trois ans gratuites en toute légalité (illustration 2, issue du site francophone http://www.ebooksgratuits.com/).
Qu'en aurait pensé Albert Camus ?
illustration 1
illustration 2
Il aurait certainement été pour une harmonisation internationale du droit d'auteur, une extension et une sanctuarisation du domaine public, la liberté de choix pour les auteurs de libérer leurs oeuvres, notamment après leur mort, le développement des vertus liées aux biens communs, au partage et à la libre diffusion du patrimoine culturel de l'humanité...
Le respect du droit d'auteur, certes, mais aussi le respect des droits des lecteurs...
Dans le système français actuel l'accès aux livres n'est pas régulé depuis Saint-Germain-des-Prés au bénéfice des auteurs et des lecteurs, mais pour l'accroissement des profits des héritiers de l'édition.
Cela me fait penser que s'il n'y avait qu'un seul livre à lire pour lui rendre aujourd'hui hommage ce serait alors, à mon goût, la biographie libertaire que lui a consacrée Michel Onfray en 2012 :
« Aujourd’hui, où nous
sommes plongés dans la «troisième révolution du livre», la révolution des
nouveaux médias, la question des bibliothèques se pose dans des conditions
largement nouvelles. Pourtant, les bibliothèques et les collections de livres
n’intéressent pas seulement le présent, et leur histoire est intrinsèquement
liée à l’histoire même de la pensée et de la civilisation occidentales.
De l’Antiquité classique,
avec le modèle toujours pris en référence du Musée d’Alexandrie, aux
bibliothèques des grands monastères carolingiens, puis à la bibliothèque des
rois de France, à celle de Mathias Corvin, à la Bibliothèque vaticane et aux
monumentales collections italiennes, allemandes, etc., cette histoire met en
jeu des perspectives d’ordre intellectuel et scientifique, mais aussi d’ordre
politique et social : la bibliothèque est signe de distinction pour un
prince qui sera autant le prince des muses que le prince des armes. L’histoire
des bibliothèques, profondément renouvelée par la Réforme, prendra une
signification encore élargie à partir du XVIIIe et au XIXe siècle avec la « deuxième
révolution du livre » : le livre, c’est le savoir et la civilisation,
de sorte que l’accès au livre et à l’écrit devient un enjeu politique
important.
En définitive, l’histoire des bibliothèques ne
désigne donc pas seulement un domaine très particulier de l’histoire générale,
mais est directement articulée avec l’histoire de la pensée, des idées, de la
politique, de l’information, voire de l’architecture et de l’urbanisme. En adoptant un cadre chronologique large et en
insistant systématiquement sur la perspective comparatiste, l’auteur envisage
cette thématique très importante (mais paradoxalement négligée) en fonction des
transformations du système général des médias au cours des siècles. La question
des bibliothèques, comme plus largement celle de l’information, s’impose l’une
des interrogations de civilisation essentielles posées en notre début de IIIe
millénaire. » (Quatrième de couverture).
La grande aventure du livre, de la tablette d'argile à la tablette numérique, BnF et Hatier éd., collectif sous la direction d'Anne Zali, que j’avais eu le plaisir
d’écouter attentivement lors d’une passionnante conférence sur “Les très riches
heures du codex” le 13 juin dernier à la Bibliothèque de l’Arsenal.
« Ce manuel abondamment
illustré, qui donne à voir certains des plus beaux trésors conservés à la
Bibliothèque nationale de France, retrace les temps forts de l’histoire du
livre. Les enseignants de collège et de lycée y trouveront des repères
pédagogiques, des documents commentés et des focus qui leur permettront de
faire découvrir aux élèves les nombreux acteurs – imprimeur, libraire, éditeur,
relieur, typographe, graphiste, etc. – qui ont contribué à faire du livre un art
à part entière.
Une structure en 3
parties : le livre comme objet ; le texte ; le livre et ses usages :
lectures, postures, rituels. De multiples entrées pour les enseignants de
lettres et d’histoire-géographie au collège et au lycée. Des reproductions
commentées et des focus pour étudier des documents patrimoniaux de l’écrit en
lien avec les programmes : en français, les grands auteurs (Balzac, Hugo,
Rousseau, Mallarmé…), en histoire, les grandes périodes (la naissance de
l’écriture, la découverte de l’imprimerie, les Lumières…). Et notamment, plus
particulièrement en lycée : un ouvrage de référence pour les deux premiers
thèmes proposés dans l’enseignement « Littérature et société » ;
un ouvrage précieux pour les élèves dans le cadre de leurs activités de
recherche de documentation (TPE, exposés…). »
Et enfin, une dystopie sous
la plume de Cécile Coulon : Le rire du grand blessé, aux éditions Viviane Hamy.
« Dans un pays sans nom
dirigé par Le Grand, les « Manifestations À Haut Risque » – lectures
publiques hebdomadaires et payantes ayant lieu dans les stades – sont la
garantie de l’ordre social. En retirant
son caractère privé à la lecture, les élus ont transformé un certain type de
livres en outil de parfaite manipulation.
Dans l’arène, des Liseurs
« surjouent » des histoires préécrites – et destinées à rester
inédites – devant un public captif, haletant, qui absorbe ce qu’il croit ne
jamais pouvoir posséder.
Et le spectacle commence
dans les rangées des consommateurs : dûment encadrées par les Gardes, les
passions et les émotions, la rage et le désespoir, l’hystérie collective ont
droit de cité pendant une heure, le temps, pour chaque citoyen, d’atteindre un
semblant d’assouvissement. Jusqu’à la prochaine Manifestation.
1075, né dans les campagnes
abandonnées en périphérie de la ville, est, lui, parfaitement analphabète. Pour
exister, la Société ne lui propose qu’une issue : intégrer l’élite des
Gardes au service du système. Formés dans des conditions extrêmes, ces jeunes
gens ont pour unique et simple règle de ne jamais apprendre à lire.
1075 devient le meilleur des
Agents.
Sa vie bascule, pourtant, le
jour où, mordu par un molosse, il découvre qu’un animal féroce est bien plus
efficace et rentable qu’un Garde. À l’hôpital, où il s’ennuie, il s’en veut de
ne pas avoir été à la hauteur de sa tâche, à la hauteur de ce que l’on
attendait de lui. Jusqu’à ce qu’un hasard facétieux lui permette d’assister à
la curieuse leçon d’alphabet qu’une jeune femme donne à l’étage où sont parqués
les enfants.
Le désir comme le besoin de
comprendre sont des pièges délectables...
On se repaît de cette fable
grinçante, jubilatoire et déstabilisante, qui tape à bras raccourcis sur une
société qui muselle la conscience par le divertissement et désigne l’imagination
comme l’ennemi public n°1.
Le Rire du grand blessé est un hommage vibrant rendu à la pensée et à
l’imaginaire qui ouvrent à la littérature, quelles que soient les dénominations
dans lesquelles on l’enferme : française, étrangère, classique, moderne,
contemporaine, d’anticipation… »
Depuis quelques mois je
constate de plus en plus souvent des méprises concernant mon activité.
Je parle souvent certes et
je m’intéresse de près à l’édition numérique, soit, mais cela simplement car il
est incontestable que le numérique impacte aujourd’hui de plus en plus
fortement nos dispositifs et nos pratiques de lecture (quoique cela puisse se
discuter et j’en discute justement, je relativise croyez-moi…). Mais je ne
travaille aucunement ni dans ni pour ni même sur… l’édition numérique !
Le chewing-gum deviendrait
un vecteur de transmission des textes que je m’intéresserais de près aux
chewing-gums.
Je n’y connais rien en
informatique et je ne suis même pas technophile.
Je suis un lecteur.
Mes recherches se portent
sur la prospective du livre et de la lecture, c’est-à-dire, dans une perspective
historique et anthropologique (histoire des écritures, du livre et de la lecture, de ses pratiques et de ses influences….) sur l’étude des
mutations en cours et la prévision de leurs possibles effets durant les prochaines
années, notamment et justement sur nos pratiques de lecture. Je m’intéresse aussi énormément
à l’élaboration de nouvelles formes de médiations numériques autour du livre et
de la lecture, et ce particulièrement à destination des bibliothécaires et des
libraires.
Précisons les choses…
Pour le dictionnaire de
français Larousse, la prospective est la : « Science ayant pour objet l’étude des causes techniques, scientifiques,
économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne, et la
prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences
conjuguées. ».
Initiateur en 2006 (avec mon
livre Gutenberg 2.0 le futur du livre,
paru en 2007) de la prospective appliquée aux domaines du livre et de la
lecture j’en propose, dans ce cadre précis, la définition suivante :
« l'étude des mutations des supports
et des surfaces perçus en tant que dispositifs de lecture, c’est-à-dire en les
considérant comme des interfaces lecteurs / lu et, compte tenu des codes qu'ils
véhiculent, en étudiant leurs effets sur le vécu et les impacts de la lecture. ».
L’époque des e-incunables
Comme je le dis dans mes
cours et dans mes conférences je considère que nous sommes depuis 1971 dans
l’époque des e-incunables (référence claire aux incunables des années
1450-1501).
Je pense que nous devrions
être davantage attentifs et critiques à ce passage de l’édition imprimée à
l’édition numérique.
Je considère (nombreux sont
les posts de ce blog à en témoigner) que l'édition numérique n'est qu'un
épiphénomène d'une mutation de bien plus grande ampleur au niveau du langage et
de l'espèce.
Je n’assène pas cela ici
pour me mettre en avant, mais simplement pour clarifier la perspective de mes
interrogations et de mes recherches.
Une édition numérique sectaire
Que cela soit donc clair :
je ne suis ni un militant de l’édition numérique, ni un béni-oui-oui des
pouvoirs de l’imprimé.
Honni de beaucoup sans
doute, je demeure un esprit libre.
Enfin, à titre personnel je
regrette vivement que le milieu de l’édition numérique soit encore plus sectaire
que ceux de l’édition imprimée. Je parle d’expérience. J’ai en effet perdu la
direction d’une collection parce que sur ce blog j’avais émis quelques réserves
sur certaines pratiques de l’édition numérique, des éditeurs numériques refusent
la publication de ma chronique de l’année 2012 sur ces sujets justement parce
que je m’y montre critique. Ces preuves manifestes d’intolérance et de
fanatisme ne parlent pas en leur faveur.
La prospective du livre
n’est pas l’édition numérique, qu’on se le dise ! Pour preuve, ce que je
considère aujourd’hui comme mon principal combat concerne les droits des lecteurs… Mais cela aussi bien évidemment ne fait pas l’affaire des marchands de fichiers
epub !
Comme le nombre de combinaisons possibles avec nos caractères alphabétiques et typographiques est forcément limité, logiquement toute littérature, passée comme à venir, devrait pouvoir être contenue dans un nombre déterminé et fini, même si considérable, de volumes imprimés, ou dans un proche avenir dans du cristal de roche.
C’est là en partie le pari de Kurd Lasswitz dans son texte La bibliothèque universelle, paru en 1904, lequel inspira probablement Jorge Luis Borges pour sa célèbre Bibliothèque de Babel, parue elle en 1941 dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, puis en 1944 dans le recueil Fictions, et dont l’on pourrait s’étonner que les essais de réalisations relèvent davantage des arts numériques que de la bibliothéconomie, “The Library of Babel - Digital Access to the Books of the Library - Full Text Search in the Books” étant, à ma connaissance limitée, la seule tentative qui se rapprocherait du processus génératif induit par la notion même d’universalité de la bibliothèque.
Des rats de bibliothèques aux chevaliers errants (dans les bibliothèques)
Aujourd’hui, où les limites du livre en tant que support physique du texte disparaissent, aujourd’hui où nous manipulons des dispositifs de lecture réinscriptibles et appelant à nous les textes où que nous soyons, aujourd’hui que nous sommes dans la réalisation des rêves des scribes de Mésopotamie pourrions-nous concevoir un supercalculateur à même d’autogénérer la totalité des textes possibles et ce, non plus pour lire béatement ceux-là proposés par des marchands de livres, mais pour retrouver les ouvrages perdus du passé et mettre devant nos yeux ceux qui ne sont pas encore écrits et nous éclaireraient peut-être sur notre avenir : le pourrions-nous ?
Il y a incontestablement là une dimension don quichottesque, à explorer ainsi ce qui se joue par rapport au(x) livre(s) en ce début de 3e millénaire de l’ère chrétienne et à concevoir que les fictions, comme les mythes, peuvent potentiellement être des réalités de substitution, et vice versa, la réalité se vivre comme une légende. Et tous ces plans potentiellement colonisables par des lecteurs.
La lecture sort du bois et c’est notre devoir de lecteur de la regarder en face.
La bibliothèque comme ruche célibataire
Borges a écrit : « la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible ». De cette intuition fortuite, et de son amusement de gros chat rusé à jouer à partir du texte de Lasswitz, nous pourrions peut-être extrapoler quelques réalités de substitution concernant les bibliothèques.
Par exemple, percevoir la structure alvéolaire que le codex lui-même évoque sur des kilomètres de rayonnages.
La bibliothèque borgésienne est une hyperbole de la ruche dont nous trouvons des projections, non seulement chez les insectes sociaux, mais aussi dans les mégapoles humaines et les conceptions récentes de la ville comme cinquième écran.
Ces pistes convergent dans mon concept de bibliosphère dont des bibliothèques, tant numériques que physiques, pourraient concrètement s’inspirer.
A mon texte de février 2013 : Portrait du lecteur en apiculteur pourrait aujourd’hui répondre un Portrait du lecteur en abeille, considérant le bibliothécaire comme lecteur modèle.
Jusqu’au 16e siècle les dispositifs de lecture étaient ce que j’appellerais : de sages machines célibataires. Si nous suivons la bifurcation proposée par Pierre Berloquin dans son essai : Codes – La grande aventure, au sens initial qu’avait donné Michel Carrouges aux machines célibataires, nous pouvons les définir comme : des machines autonomes, impliquant leurs utilisateurs (lecteurs), entrant en interaction dramatique avec la société et véhiculant une dimension symbolique, un mythe fondateur, une légende. Pour unique qu’elle soit, la machine célibataire n’est pas onaniste mais elle est exhibitionniste, elle ne fonctionnerait que face à des spectateurs, et elle ne pourrait se reproduire. Le livre d’avant l’imprimerie correspond à ces critères. Des “objets parlants” de la Grèce antique aux codices manuscrits tels que les rappelle à notre mémoire collective Michel Jullien dans son récent Esquisse d’un pendu, le livre est pris depuis 1501 dans un processus de clonage qui culmine avec ceux sous forme de fichiers numériques. De machine célibataire, le livre est devenu un produit manufacturé et la question se pose de la migration de son potentiel de machine célibataire à l’échelon supérieur de la bibliothèque même.
Biosphère et bibliosphère
A ce stade, où l’on entend de plus en plus parler d’ “outils de narration connectés”, où l’internet des objets commence à approvisionner une réalité dite augmentée et transmédia, je redis une énième fois qu’il serait déraisonnable de considérer le virtuel — qui n’est pas forcément que numérique, et la “réalité”, comme deux états distincts. Il n’y a pas de réel waterproof.
Aussi la bibliosphère recouvrirait-elle en fait l’ensemble des activités de décodage.
En ce moment même vous décodez ce texte ainsi que l’environnement dans lequel vous le lisez.
Dans ce contexte, “lecteur” est synonyme de “vivant”, et la bibliosphère est la peau sensible de la biosphère.
La Bibliothèque (que d’autres appellent l’Univers) est. Elle est ce qui est. Ici il nous faut faire appel à la mystique juive qui se fonde, comme le rappelle Georges Vignaux dans le premier tome de son Comment les idées viennent aux mots : « sur la puissance du verbe et sa capacité de fusion avec l’essence des choses et des êtres ». Le fait que les lettres aient en hébreu une valeur numérique permet d’y décoder chaque mot et chaque phrase à un autre niveau d’interprétation (Gematria). Code actif, les lettres seraient à l’origine de… Tout.
Comment ne pas penser à cet autre code, l’ASCII (American Standard Code for Information Interchange) où à chaque lettre est substituée une suite de sept 0 ou 1, où la lettre A par exemple se code 1000001, où les 0 et les 1 correspondent à des variations électriques. A quand des électrobibliogrammes pour des lecteurs déjà habitués aux électrocardiogrammes et électroencéphalogrammes et qui lisent maintenant des textes de pixels sur des tablettes non plus d’argile mais de composants électriques.
Les codes aujourd’hui s’imbriquent et s’entrainent comme jadis les rouages dans les premières machines sophistiquées.
Quotidiennement, en permanence, la syntaxe, la grammaire, et leurs règles que nous respectons, n’agissent pas comme des opérations neutres, mais, comme des systèmes qui organisent et conditionnent le regard que nous portons sur notre environnement physique et mental.
Déchiffrer ce code serait se délier, ce serait pour le lecteur dé-lire ce qui le programme et donne son apparence à la réalité qui l’encercle. Casser le code ? (Délirer ?)
Reste cette simple constatation formulée simplement par Paul Claudel : « L'écriture a ceci de mystérieux qu'elle parle. ».
Du bibliolithique au bibliocène
Alors que notre espèce était à son origine immergée dans un univers où rien n’avait de nom, la faculté générative du langage, dont nous pouvons tous observer la magie lors de nos activités oniriques, diurnes ou nocturnes, la faculté générative du langage n’a de cesse depuis de produire des noms de toutes sortes, allant jusqu’à nommer la moindre composante de la moindre chose et même à donner un statut d’existence à des choses qui n’en auraient apparemment pas.
« Faisons-nous un nom pour ne pas être dispersés sur toute la terre » aurions-nous dit un jour.
En reliant l’idée de bibliothèque au mythe de Babel, Borges a rapproché deux fils électriques. Il y a une étincelle à la lecture de son texte. Puis le noir.
Allons-nous rester dans cette obscurité alors que la grande convergence des technologies NBIC (nanotechnologies - biotechnologies - intelligence artificielle - sciences cognitives) rendraient possible une lecture du vivant (avec le séquençage de l’ADN par exemple) pouvant relever de la bibliothéconomie ?
Que le langage et les langues, en tant que codes actifs, soient notre propre programme, ce qui nous programme, voilà qui met sur orbite, bien au-delà des tendances conjoncturelles du marché du livre imprimé ou du militantisme pour le développement d’un marché du livre numérique, voilà qui met sur orbite notre liberté d’esprit à envisager (dévisager) le livre et son avenir.
Le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique n’est que de l’ordre de l’épiphénomène et ses impacts seront limités par rapport à l’importance de la révolution humaine dont nous abordons la pliure.
Je pense que nous changeons d’ère.
La bibliothèque devient sur un de ses multiples plans, livre de(s) code(s), du code.
Je pense vraiment que nous changeons d’ère, bien plus que ne l’imaginent celles et ceux qui prônent ce changement d’ère.
Nous passons du bibliolithique, l’âge des textes inscrits liés à des supports matériels et périssables, celui des livres de pierre, des inscriptions pariétales aux cathédrales en passant par les temples de l’Antiquité puis les livres imprimés, au bibliocène, l’ère des textes vivants, générateurs de mondes habitables. Du livre de pierre au livre de pixels. Des livres à la bibliothèque pensante. Et agissante. Banque de données. Programmes conscients.
Depuis la bibliothèque d’une ville invisible
Italo Calvino dans le portrait d’une de ses villes invisibles (Théodora), interrogeant les codes littéraires, imaginait le scénario suivant : « Reléguée pendant un temps indéfini dans des repaires à l’écart, depuis l’époque où elle s’était vue détrônée par le système des espèces désormais éteintes, l’autre faune revenait au jour par les sous-sols de la bibliothèque où l’on conserve les incunables, elle descendait des chapiteaux, sautait des gargouilles, se perchait au chevet des dormeurs. Les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons, les hircocerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les basilics reprenaient possession de leur ville. ». Un jour cela sera possible. Qui n’a pas déjà fait un cauchemar de cette envergure ? Pour se réveiller ensuite.
N.B. : J’ai bien conscience que pratiquement chaque phrase du texte ci-dessus demanderait au moins un paragraphe de développements. J’y travaille.
En complément de ce texte vous pouvez en attendant lire :