samedi 21 septembre 2013

Une rentrée littéraire sur les livres

Dans cette sempiternelle rentrée littéraire trois titres sur les livres méritent je pense de retenir notre attention.
 
  
De Frédéric Barbier, Histoire des bibliothèques, d’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles (en librairie le 25 septembre, Armand Colin, Coll. U) :
« Aujourd’hui, où nous sommes plongés dans la «troisième révolution du livre», la révolution des nouveaux médias, la question des bibliothèques se pose dans des conditions largement nouvelles. Pourtant, les bibliothèques et les collections de livres n’intéressent pas seulement le présent, et leur histoire est intrinsèquement liée à l’histoire même de la pensée et de la civilisation occidentales.
De l’Antiquité classique, avec le modèle toujours pris en référence du Musée d’Alexandrie, aux bibliothèques des grands monastères carolingiens, puis à la bibliothèque des rois de France, à celle de Mathias Corvin, à la Bibliothèque vaticane et aux monumentales collections italiennes, allemandes, etc., cette histoire met en jeu des perspectives d’ordre intellectuel et scientifique, mais aussi d’ordre politique et social : la bibliothèque est signe de distinction pour un prince qui sera autant le prince des muses que le prince des armes. L’histoire des bibliothèques, profondément renouvelée par la Réforme, prendra une signification encore élargie à partir du XVIIIe et au XIXe siècle avec la « deuxième révolution du livre » : le livre, c’est le savoir et la civilisation, de sorte que l’accès au livre et à l’écrit devient un enjeu politique important.
En définitive, l’histoire des bibliothèques ne désigne donc pas seulement un domaine très particulier de l’histoire générale, mais est directement articulée avec l’histoire de la pensée, des idées, de la politique, de l’information, voire de l’architecture et de l’urbanisme. En adoptant un cadre chronologique large et en insistant systématiquement sur la perspective comparatiste, l’auteur envisage cette thématique très importante (mais paradoxalement négligée) en fonction des transformations du système général des médias au cours des siècles. La question des bibliothèques, comme plus largement celle de l’information, s’impose l’une des interrogations de civilisation essentielles posées en notre début de IIIe millénaire. » (Quatrième de couverture).
     
La grande aventure du livre, de la tablette d'argile à la tablette numérique, BnF et Hatier éd., collectif sous la direction d'Anne Zali, que j’avais eu le plaisir d’écouter attentivement lors d’une passionnante conférence sur “Les très riches heures du codex” le 13 juin dernier à la Bibliothèque de l’Arsenal.
  
« Ce manuel abondamment illustré, qui donne à voir certains des plus beaux trésors conservés à la Bibliothèque nationale de France, retrace les temps forts de l’histoire du livre. Les enseignants de collège et de lycée y trouveront des repères pédagogiques, des documents commentés et des focus qui leur permettront de faire découvrir aux élèves les nombreux acteurs – imprimeur, libraire, éditeur, relieur, typographe, graphiste, etc. – qui ont contribué à faire du livre un art à part entière.
Une structure en 3 parties : le livre comme objet ; le texte ; le livre et ses usages : lectures, postures, rituels. De multiples entrées pour les enseignants de lettres et d’histoire-géographie au collège et au lycée. Des reproductions commentées et des focus pour étudier des documents patrimoniaux de l’écrit en lien avec les programmes : en français, les grands auteurs (Balzac, Hugo, Rousseau, Mallarmé…), en histoire, les grandes périodes (la naissance de l’écriture, la découverte de l’imprimerie, les Lumières…). Et notamment, plus particulièrement en lycée : un ouvrage de référence pour les deux premiers thèmes proposés dans l’enseignement « Littérature et société » ; un ouvrage précieux pour les élèves dans le cadre de leurs activités de recherche de documentation (TPE, exposés…). »
(Présentation sur le site des éditions de la Bibliothèque nationale de France).
Présentation sur le site des éditions Hatier...
   
 Et enfin, une dystopie sous la plume de Cécile Coulon : Le rire du grand blessé, aux éditions Viviane Hamy.
  
« Dans un pays sans nom dirigé par Le Grand, les « Manifestations À Haut Risque » – lectures publiques hebdomadaires et payantes ayant lieu dans les stades – sont la garantie de l’ordre social. En retirant son caractère privé à la lecture, les élus ont transformé un certain type de livres en outil de parfaite manipulation.
Dans l’arène, des Liseurs « surjouent » des histoires préécrites – et destinées à rester inédites – devant un public captif, haletant, qui absorbe ce qu’il croit ne jamais pouvoir posséder.
Et le spectacle commence dans les rangées des consommateurs : dûment encadrées par les Gardes, les passions et les émotions, la rage et le désespoir, l’hystérie collective ont droit de cité pendant une heure, le temps, pour chaque citoyen, d’atteindre un semblant d’assouvissement. Jusqu’à la prochaine Manifestation.
1075, né dans les campagnes abandonnées en périphérie de la ville, est, lui, parfaitement analphabète. Pour exister, la Société ne lui propose qu’une issue : intégrer l’élite des Gardes au service du système. Formés dans des conditions extrêmes, ces jeunes gens ont pour unique et simple règle de ne jamais apprendre à lire.
1075 devient le meilleur des Agents.
Sa vie bascule, pourtant, le jour où, mordu par un molosse, il découvre qu’un animal féroce est bien plus efficace et rentable qu’un Garde. À l’hôpital, où il s’ennuie, il s’en veut de ne pas avoir été à la hauteur de sa tâche, à la hauteur de ce que l’on attendait de lui. Jusqu’à ce qu’un hasard facétieux lui permette d’assister à la curieuse leçon d’alphabet qu’une jeune femme donne à l’étage où sont parqués les enfants.
Le désir comme le besoin de comprendre sont des pièges délectables...
On se repaît de cette fable grinçante, jubilatoire et déstabilisante, qui tape à bras raccourcis sur une société qui muselle la conscience par le divertissement et désigne l’imagination comme l’ennemi public n°1.
Le Rire du grand blessé est un hommage vibrant rendu à la pensée et à l’imaginaire qui ouvrent à la littérature, quelles que soient les dénominations dans lesquelles on l’enferme : française, étrangère, classique, moderne, contemporaine, d’anticipation… »
(Présentation sur le site de l’éditeur).
  
Bonnes lectures !
 

mardi 13 août 2013

La prospective du livre n’est pas l’édition numérique

Depuis quelques mois je constate de plus en plus souvent des méprises concernant mon activité.
Je parle souvent certes et je m’intéresse de près à l’édition numérique, soit, mais cela simplement car il est incontestable que le numérique impacte aujourd’hui de plus en plus fortement nos dispositifs et nos pratiques de lecture (quoique cela puisse se discuter et j’en discute justement, je relativise croyez-moi…). Mais je ne travaille aucunement ni dans ni pour ni même sur… l’édition numérique !
Le chewing-gum deviendrait un vecteur de transmission des textes que je m’intéresserais de près aux chewing-gums.
Je n’y connais rien en informatique et je ne suis même pas technophile.
Je suis un lecteur.
Mes recherches se portent sur la prospective du livre et de la lecture, c’est-à-dire, dans une perspective historique et anthropologique (histoire des écritures, du livre et de la lecture, de ses pratiques et de ses influences….) sur l’étude des mutations en cours et la prévision de leurs possibles effets durant les prochaines années, notamment et justement sur nos pratiques de lecture. Je m’intéresse aussi énormément à l’élaboration de nouvelles formes de médiations numériques autour du livre et de la lecture, et ce particulièrement à destination des bibliothécaires et des libraires.
 
Précisons les choses…
 
Pour le dictionnaire de français Larousse, la prospective est la : « Science ayant pour objet l’étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne, et la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées. ».
Initiateur en 2006 (avec mon livre Gutenberg 2.0 le futur du livre, paru en 2007) de la prospective appliquée aux domaines du livre et de la lecture j’en propose, dans ce cadre précis, la définition suivante : « l'étude des mutations des supports et des surfaces perçus en tant que dispositifs de lecture, c’est-à-dire en les considérant comme des interfaces lecteurs / lu et, compte tenu des codes qu'ils véhiculent, en étudiant leurs effets sur le vécu et les impacts de la lecture. ».
 
L’époque des e-incunables
 
Comme je le dis dans mes cours et dans mes conférences je considère que nous sommes depuis 1971 dans l’époque des e-incunables (référence claire aux incunables des années 1450-1501).
Je pense que nous devrions être davantage attentifs et critiques à ce passage de l’édition imprimée à l’édition numérique.
Je considère (nombreux sont les posts de ce blog à en témoigner) que l'édition numérique n'est qu'un épiphénomène d'une mutation de bien plus grande ampleur au niveau du langage et de l'espèce.
Je n’assène pas cela ici pour me mettre en avant, mais simplement pour clarifier la perspective de mes interrogations et de mes recherches.
 
Une édition numérique sectaire
 
Que cela soit donc clair : je ne suis ni un militant de l’édition numérique, ni un béni-oui-oui des pouvoirs de l’imprimé.
Honni de beaucoup sans doute, je demeure un esprit libre.
Enfin, à titre personnel je regrette vivement que le milieu de l’édition numérique soit encore plus sectaire que ceux de l’édition imprimée. Je parle d’expérience. J’ai en effet perdu la direction d’une collection parce que sur ce blog j’avais émis quelques réserves sur certaines pratiques de l’édition numérique, des éditeurs numériques refusent la publication de ma chronique de l’année 2012 sur ces sujets justement parce que je m’y montre critique. Ces preuves manifestes d’intolérance et de fanatisme ne parlent pas en leur faveur.
La prospective du livre n’est pas l’édition numérique, qu’on se le dise ! Pour preuve, ce que je considère aujourd’hui comme mon principal combat concerne les droits des lecteurs… Mais cela aussi bien évidemment ne fait pas l’affaire des marchands de fichiers epub !

lundi 29 juillet 2013

La bibliothèque universelle serait-elle celle des livres qui ne sont pas encore écrits ?

Comme le nombre de combinaisons possibles avec nos caractères alphabétiques et typographiques est forcément limité, logiquement toute littérature, passée comme à venir, devrait pouvoir être contenue dans un nombre déterminé et fini, même si considérable, de volumes imprimés, ou dans un proche avenir dans du cristal de roche.
C’est là en partie le pari de Kurd Lasswitz dans son texte La bibliothèque universelle, paru en 1904, lequel inspira probablement Jorge Luis Borges pour sa célèbre Bibliothèque de Babel, parue elle en 1941 dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, puis en 1944 dans le recueil Fictions, et dont l’on pourrait s’étonner que les essais de réalisations relèvent davantage des arts numériques que de la bibliothéconomie, “The Library of Babel - Digital Access to the Books of the Library - Full Text Search in the Books” étant, à ma connaissance limitée, la seule tentative qui se rapprocherait du processus génératif induit par la notion même d’universalité de la bibliothèque.
 
Des rats de bibliothèques aux chevaliers errants (dans les bibliothèques)
 
Aujourd’hui, où les limites du livre en tant que support physique du texte disparaissent, aujourd’hui où nous manipulons des dispositifs de lecture réinscriptibles et appelant à nous les textes où que nous soyons, aujourd’hui que nous sommes dans la réalisation des rêves des scribes de Mésopotamie pourrions-nous concevoir un supercalculateur à même d’autogénérer la totalité des textes possibles et ce, non plus pour lire béatement ceux-là proposés par des marchands de livres, mais pour retrouver les ouvrages perdus du passé et mettre devant nos yeux ceux qui ne sont pas encore écrits et nous éclaireraient peut-être sur notre avenir : le pourrions-nous ?
Il y a incontestablement là une dimension don quichottesque, à explorer ainsi ce qui se joue par rapport au(x) livre(s) en ce début de 3e millénaire de l’ère chrétienne et à concevoir que les fictions, comme les mythes, peuvent potentiellement être des réalités de substitution, et vice versa, la réalité se vivre comme une légende. Et tous ces plans potentiellement colonisables par des lecteurs.
La lecture sort du bois et c’est notre devoir de lecteur de la regarder en face.
  
La bibliothèque comme ruche célibataire
   
Borges a écrit : « la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible ». De cette intuition fortuite, et de son amusement de gros chat rusé à jouer à partir du texte de Lasswitz, nous pourrions peut-être extrapoler quelques réalités de substitution concernant les bibliothèques.
Par exemple, percevoir la structure alvéolaire que le codex lui-même évoque sur des kilomètres de rayonnages.
 
La bibliothèque borgésienne est une hyperbole de la ruche dont nous trouvons des projections, non seulement chez les insectes sociaux, mais aussi dans les mégapoles humaines et les conceptions récentes de la ville comme cinquième écran.
Ces pistes convergent dans mon concept de bibliosphère dont des bibliothèques, tant numériques que physiques, pourraient concrètement s’inspirer.
A mon texte de février 2013 : Portrait du lecteur en apiculteur pourrait aujourd’hui répondre un Portrait du lecteur en abeille, considérant le bibliothécaire comme lecteur modèle.
Jusqu’au 16e siècle les dispositifs de lecture étaient ce que j’appellerais : de sages machines célibataires. Si nous suivons la bifurcation proposée par Pierre Berloquin dans son essai : Codes – La grande aventure, au sens initial qu’avait donné Michel Carrouges aux machines célibataires, nous pouvons les définir comme : des machines autonomes, impliquant leurs utilisateurs (lecteurs), entrant en interaction dramatique avec la société et véhiculant une dimension symbolique, un mythe fondateur, une légende. Pour unique qu’elle soit, la machine célibataire n’est pas onaniste mais elle est exhibitionniste, elle ne fonctionnerait que face à des spectateurs, et elle ne pourrait se reproduire. Le livre d’avant l’imprimerie correspond à ces critères. Des “objets parlants” de la Grèce antique aux codices manuscrits tels que les rappelle à notre mémoire collective Michel Jullien dans son récent Esquisse d’un pendu, le livre est pris depuis 1501 dans un processus de clonage qui culmine avec ceux sous forme de fichiers numériques. De machine célibataire, le livre est devenu un produit manufacturé et la question se pose de la migration de son potentiel de machine célibataire à l’échelon supérieur de la bibliothèque même.
  
Biosphère et bibliosphère
    
A ce stade, où l’on entend de plus en plus parler d’ “outils de narration connectés”, où l’internet des objets commence à approvisionner une réalité dite augmentée et transmédia, je redis une énième fois qu’il serait déraisonnable de considérer le virtuel — qui n’est pas forcément que numérique, et la “réalité”, comme deux états distincts. Il n’y a pas de réel waterproof.
Aussi la bibliosphère recouvrirait-elle en fait l’ensemble des activités de décodage.
En ce moment même vous décodez ce texte ainsi que l’environnement dans lequel vous le lisez.
Dans ce contexte, “lecteur” est synonyme de “vivant”, et la bibliosphère est la peau sensible de la biosphère.
La Bibliothèque (que d’autres appellent l’Univers) est. Elle est ce qui est. Ici il nous faut faire appel à la mystique juive qui se fonde, comme le rappelle Georges Vignaux dans le premier tome de son Comment les idées viennent aux mots : « sur la puissance du verbe et sa capacité de fusion avec l’essence des choses et des êtres ». Le fait que les lettres aient en hébreu une valeur numérique permet d’y décoder chaque mot et chaque phrase à un autre niveau d’interprétation (Gematria). Code actif, les lettres seraient à l’origine de… Tout.
Comment ne pas penser à cet autre code, l’ASCII (American Standard Code for Information Interchange) où à chaque lettre est substituée une suite de sept 0 ou 1, où la lettre A par exemple se code 1000001, où les 0 et les 1 correspondent à des variations électriques. A quand des électrobibliogrammes pour des lecteurs déjà habitués aux électrocardiogrammes et électroencéphalogrammes et qui lisent maintenant des textes de pixels sur des tablettes non plus d’argile mais de composants électriques.
Les codes aujourd’hui s’imbriquent et s’entrainent comme jadis les rouages dans les premières machines sophistiquées.
Quotidiennement, en permanence, la syntaxe, la grammaire, et leurs règles que nous respectons, n’agissent pas comme des opérations neutres, mais, comme des systèmes qui organisent et conditionnent le regard que nous portons sur notre environnement physique et mental.
Déchiffrer ce code serait se délier, ce serait pour le lecteur dé-lire ce qui le programme et donne son apparence à la réalité qui l’encercle. Casser le code ? (Délirer ?)
Reste cette simple constatation formulée simplement par Paul Claudel : « L'écriture a ceci de mystérieux qu'elle parle. ».

  
Du bibliolithique au bibliocène
 
Alors que notre espèce était à son origine immergée dans un univers où rien n’avait de nom, la faculté générative du langage, dont nous pouvons tous observer la magie lors de nos activités oniriques, diurnes ou nocturnes, la faculté générative du langage n’a de cesse depuis de produire des noms de toutes sortes, allant jusqu’à nommer la moindre composante de la moindre chose et même à donner un statut d’existence à des choses qui n’en auraient apparemment pas.
« Faisons-nous un nom pour ne pas être dispersés sur toute la terre » aurions-nous dit un jour.
En reliant l’idée de bibliothèque au mythe de Babel, Borges a rapproché deux fils électriques. Il y a une étincelle à la lecture de son texte. Puis le noir.
Allons-nous rester dans cette obscurité alors que la grande convergence des technologies NBIC (nanotechnologies - biotechnologies - intelligence artificielle - sciences cognitives) rendraient possible une lecture du vivant (avec le séquençage de l’ADN par exemple) pouvant relever de la bibliothéconomie ?
Que le langage et les langues, en tant que codes actifs, soient notre propre programme, ce qui nous programme, voilà qui met sur orbite, bien au-delà des tendances conjoncturelles du marché du livre imprimé ou du militantisme pour le développement d’un marché du livre numérique, voilà qui met sur orbite notre liberté d’esprit à envisager (dévisager) le livre et son avenir.
Le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique n’est que de l’ordre de l’épiphénomène et ses impacts seront limités par rapport à l’importance de la révolution humaine dont nous abordons la pliure.
Je pense que nous changeons d’ère.
La bibliothèque devient sur un de ses multiples plans, livre de(s) code(s), du code.
Je pense vraiment que nous changeons d’ère, bien plus que ne l’imaginent celles et ceux qui prônent ce changement d’ère.
Nous passons du bibliolithique, l’âge des textes inscrits liés à des supports matériels et périssables, celui des livres de pierre, des inscriptions pariétales aux cathédrales en passant par les temples de l’Antiquité puis les livres imprimés, au bibliocène, l’ère des textes vivants, générateurs de mondes habitables. Du livre de pierre au livre de pixels. Des livres à la bibliothèque pensante. Et agissante. Banque de données. Programmes conscients.
 
Depuis la bibliothèque d’une ville invisible
 
Italo Calvino dans le portrait d’une de ses villes invisibles (Théodora), interrogeant les codes littéraires, imaginait le scénario suivant : « Reléguée pendant un temps indéfini dans des repaires à l’écart, depuis l’époque où elle s’était vue détrônée par le système des espèces désormais éteintes, l’autre faune revenait au jour par les sous-sols de la bibliothèque où l’on conserve les incunables, elle descendait des chapiteaux, sautait des gargouilles, se perchait au chevet des dormeurs. Les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons, les hircocerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les basilics reprenaient possession de leur ville. ». Un jour cela sera possible. Qui n’a pas déjà fait un cauchemar de cette envergure ? Pour se réveiller ensuite.
   
 
 
N.B. : J’ai bien conscience que pratiquement chaque phrase du texte ci-dessus demanderait au moins un paragraphe de développements. J’y travaille.
En complément de ce texte vous pouvez en attendant lire :

vendredi 26 juillet 2013

Réaliser la bibliosphère

Le texte proposé ci-après : "Réaliser la bibliosphère", est extrait de ma contribution à la 2e édition revue et augmentée du manuel pratique de l'Association des Bibliothécaires de France (ABF) dans la collection Médiathèmes : Outils du web participatif en bibliothèque (juin 2013), sous la direction de Franck Queyraud et Jacques Sauteron.
 
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"J’ai lancé le concept de bibliosphère en 2011 dans un petit essai baptisé : De la bibliothèque à la bibliosphère, et depuis j’en perçois l’émergence avec une curiosité sans cesse accrue.
Une observation attentive, une veille technologique et stratégique au niveau de la détection des signaux faibles et des tendances émergentes, qui se manifestent notamment aux niveaux des pratiques de lecture et de recherches d’informations, nous incitent en effet à dépasser de plus en plus la perspective médiologique traditionnelle. Si différentes médiasphères se succèdent bien dans le temps sans se remplacer : la logosphère (communication orale), la graphosphère (écrit et imprimé), la vidéosphère (photographie et vidéo), et maintenant l'hypersphère ou la cybersphère des réseaux numériques, les supports eux changent, et les processus aujourd’hui fusionnent dans les infrastructures comme dans les usages. Nous rapprocherions-nous d’une noosphère, sphère de la conscience pour Teilhard de Chardin ?
  
L’émergence de la bibliosphère
 
La bibliosphère est pour moi une déclinaison naturelle de la biosphère, la sphère dynamique du vivant qui doit naturellement lire, déchiffrer et documenter son environnement pour y survivre. Elle est la conséquence de la période des e-incunables que nous traversons et qui s’exprime par les effets cumulés de la métamorphose des livres et autres supports de textes en tant que contenants, et de la volatilité des livres et des textes en général, en tant que contenus.
L’ensemble de ce Médiathèmes consacré aux outils du web 2.0 en bibliothèques en atteste : de nouveaux outils et de nouvelles pratiques révolutionnent notre rapport aux livres. Les lycéens d’aujourd’hui se tournent plus vers Wikipédia et Google que vers le bibliothécaire. Les plus jeunes, qui ont leurs premiers contacts avec l’écriture et la lecture sur des tablettes multimédia connectées, ne se tourneront plus spontanément vers des supports imprimés lorsqu’ils seront plus âgés.
C’est dans ce monde en pleine mutation que nous devons réinventer la bibliothèque.
L’idée même de bibliosphère sous-entend que les bibliothécaires se libèrent en fait de la chaine du livre pour s’investir personnellement et collectivement dans l’écosystème numérique global qui prend forme.
[...] Il existe dans le cyberespace de plus en plus de bibliothèques numériques qui n’ont pas d’existence architecturale sur nos territoires, tandis que l’hybridation entre les plans physiques et numériques de nos existences est de plus en plus flagrante. [...]
 
Les bibliothécaires face aux robots
 
Nous avons des robots une image anthropomorphique et simpliste. Certes, nous n’en voyons pas patrouiller dans nos villes, mais cependant ils sont de plus en plus nombreux à s’immiscer dans nos vies.
Tous les jours nous recherchons des informations sur le web, nous écrivons et nous communiquons par le truchement d’interfaces (de messageries électroniques, de publications en ligne…), de plus en plus souvent nous constatons que des algorithmes corrigent ce que nous tapons sur nos claviers, supputent et complètent nos requêtes, les orientent, nous recommandent, par exemple, tel ou tel livre, en fonction de notre profil, de nos choix antérieurs ou de ceux de notre réseau de contacts. [...] L’aphérèse du terme “bot” exprime parfaitement l’invisibilité de ces robots au service de stratégies souvent commerciales.
La formule sous-tendue dans l’algorithme de Google, que le plus intéressant est ce qui est le plus cité et que ce qui est le plus cité est le plus important, est contraire à l’esprit humaniste. Le procédé est en fait intrinsèquement vicié par une spéculation financière sur des “mots clés” à partir d’un algorithme d’enchères rapportant à Google un chiffre d’affaire en milliards de dollars par an.
Aussi, les bibliothécaires doivent-ils prendre garde à ne pas devenir les agents d’entreprises commerciales. L’indispensable appropriation des outils informatiques devrait justement leur permettre de s’en affranchir. 
  
La bibliothèque utopique
 
Dans ce contexte le plus difficile pour les bibliothécaires est de rester des médiateurs de l’écrit tout en s’adaptant au monde nouveau. S’approprier les outils du web 2.0 certes, mais aussi se recentrer sur ses valeurs fondamentales : la préservation, la médiation et la transmission.
Tout n’est pas et tout ne sera pas numérisé. Une des missions prioritaires des bibliothécaires doit rester je pense la sauvegarde du patrimoine écrit. Mais aussi il leur faut pouvoir maintenant distinguer les productions humaines de celles de robots logiciels, authentifier les ressources numériques, et, surtout, favoriser le partage des savoirs en s’opposant à la commercialisation des contenus patrimoniaux et aux restrictions du domaine public, favoriser les ressources sous licences libres et la défense des biens communs de la connaissance.
[...] Entre documentaliste et expert du web, le bibliothécaire du 21e siècle devra assumer un rôle de gardien de la tradition écrite. Voir dans les usagers des “cherchants”. Défendre les droits des lecteurs. Redevenir le sachant qu’il était avant l’imprimerie. Devenir un expert de référence dans une société ultra-technicisée au sein de laquelle il sera de plus en plus primordial de disposer à temps de la bonne information.
La bibliothèque utopique, la bibliosphère, sera partout et nulle part. Elle sera surtout là où il y aura un bibliothécaire connecté et conscient de ses missions.
C’est cela la bibliosphère, et ce seront les bibliothécaires qui la réaliseront."
 
(Source : extrait de ma contribution au Médiathèmes #10 de l'ABF, pp. 149-151).
 
A lire aussi sur ce thème :

mardi 23 juillet 2013

énième rentrée littéraire

Les bruits d'une énième rentrée littéraire, et selon les goûts de chacun "littéraire" peut s'entendre souvent entre guillemets, remplace pour nous le chant des cigales.
"Malgré cela, il y a [toujours] des gens qui vous composent et vous débitent des livres à la douzaine, comme si c'étaient des beignets.", dixit déjà Miguel de Cervantès dans son Don Quichotte de la Mancha.
 
N.B. : la prospective du livre et de la lecture n'est pas dénuée -ni dénouée, d'une dimension don quichottesque ;o)
Bel été à toutes les lectrices et à tous les lecteurs de ce blog !
 

mercredi 10 juillet 2013

Et puis aussi plus rien n'est muet...

Italo Calvino, Les villes invisibles : "L'oeil s'arrête rarement sur quelque chose, et seulement quand il y a reconnu le signe d'autre chose : une empreinte sur le sable indique le passage du tigre, un marais annonce une source, la fleur de la guimauve la fin de l'hiver. Tout le reste est muet et interchangeable ; les arbres et les pierres ne sont que ce qu'ils sont."
 
  
D'intéressantes mises en perspective avec la bibliographie naturelle et le concept de bibliosphère dans le cadre d'une approche qui s'appliquerait à prendre acte de comment les processus de grammatisation conditionnent nos modes de pensées.
Pour simple rappel, "la bibliosphère est pour moi une déclinaison naturelle de la biosphère, la sphère dynamique du vivant qui doit naturellement lire, décoder et documenter son environnement pour y survivre. [...] L’idée même de bibliosphère sous-entend que les bibliothécaires se libèrent en fait de la chaine du livre pour s’investir personnellement et collectivement dans l’écosystème numérique global qui prend forme. [...] La bibliothèque utopique, la bibliosphère, sera partout et nulle part. Elle sera surtout là où il y aura un bibliothécaire connecté et conscient de ses missions." (extraits Médiathèmes : Outils du web participatif en bibliothèque, ABF, 2013).