dimanche 11 mars 2012

Semaine 10/52 : Primauté des articulations

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 10/52.
  
Devant l’écran blanc de mon traitement de texte je me suis senti un instant désemparé à l’idée de devoir, une nouvelle fois, la dixième déjà, articuler l’actualité de la semaine aux problématiques essentielles du devenir du livre et de la lecture.
Qui cela intéresse-t-il ?
Je me suis demandé si j’avais bien fait de me lancer dans cette entreprise, cette forme de chronique hebdomadaire.
 
Le milieu de l’édition est dur sous ses apparences mondaines. L’édition numérique (dont je ne m’occupe pas ! mais, faisant de la prospective du livre je suis, de fait, confronté au passage de l’édition imprimée à l’édition numérique ; nous serions en 1455 que je prendrais forcément acte du passage de l’édition manuscrite à l’édition imprimée, mais… nous sommes en 2012), l’édition numérique donc est ressentie par le milieu dur de l’édition comme un kyste.
   
Les interventions récentes du linguiste Claude Hagège et du philosophe Heinz Wismann, dans le cadre du séminaire du 05 février 2012 : Comment lirons-nous demain ? de La Règle du Jeu, celles d’Erik Orsenna, pour la sortie cette semaine de son "Petit précis de mondialisation III" : Sur la route du papier (éditions Stock), témoignent de l’ouverture d’esprit de quelques-uns qui ont l’intelligence de dépasser les préjugés.
« J'ai la conviction, dit Erik Orsenna, que notre cerveau va changer. Cette instantanéité permanente va nous changer. ». Peut-être… (Lire les semainiers précédents ;-) 
  
Une semaine "sérendipitielle" de remise en questions
  
La sérendipité serait aujourd’hui davantage à l’œuvre avec les outils de communication dont nous disposerions. J’emploie prudemment le conditionnel et vous me pardonnerez, si vous le trouvez joli, ce néologisme de "sérendipitiel" qui signe une maladroite tentative de qualification de la semaine écoulée.
 
J’ai été sensible, en effet, aux idées exposées par Anaïs Saint-Jude, fondatrice et responsable du programme Biblio Tech de la bibliothèque de Stanford, pour laquelle : « La surcharge d’information fait partie de la condition humaine ».
Dans Lift12 : Notre surcharge informationnelle en perspective, Hubert Guillaud résume le point de vue développé par Anaïs Saint-Jude : « La surcharge informationnelle ne date pas d’aujourd’hui, rappelle la chercheuse. Ce sentiment de dépassement, de surcharge en fait se retrouve à toutes les époques de l’humanité, de la Grèce Antique à aujourd’hui. Chaque époque la ressent comme quelque chose de nouveau, comme quelque chose de particulier à son époque. ».
 
Oui. Remettre dans une perspective historique ce qui nous apparaît comme violemment nouveau est primordial.
Je le fais. C’est ce que j’appelle précisément : la dimension transhistorique de la prospective du livre.
Mais je ne le fais pas suffisamment, pas avec assez de rigueur semble-t-il. 
 
Une question cruciale se pose à moi : quelle est la part d’ethnocentrisme dans mes recherches en prospective du livre ?
(Outre que je me fonde presque uniquement sur la culture européenne occidentale, ce qui est déjà gravement disqualifiant, j’adopte aussi spontanément des points de vue et des perspectives "d’homme moderne", entre guillemets, abusant sans doute de préjugés sur nos frères de l’Antiquité, par exemple, et sur les animaux - dont nous sommes, et qui ont eux aussi leurs langages et certainement leurs propres lectures du monde commun qui nous environne…)
  
A cette question, à laquelle les réponses que je peux apporter disqualifient donc mon travail, s’ajoute celle-ci, qui fera la joie de certains je le sais, qui fera grimacer de plaisir les méprisants : quelle est la part d’égocentrisme dans ma posture de prospectiviste du livre ? 
  
C’est pourtant en toute modestie que je sacrifie depuis des années à cette recherche.
Chaque semaine m’apporte plus à découvrir et à étudier qu’un homme seul pourrait le faire tout au long de sa vie.
Ces derniers jours ont attiré mon attention sur Le livre à venir de Maurice Blanchot et sa réflexion sur le rapport lecture ó écriture ; sur La lisibilité du monde de Hans Blumenberg  ; sur la mémétique et ses rapports possibles avec ce que j’expérimente et ce que je vis presque quotidiennement sur le web 3D.
 
J’ai aussi réalisé avec horreur que j’avais pratiquement tout oublié du Phénomène humain de Pierre Teilhard de Chardin, que j’avais lu avec attention me semblait-il, il y a une vingtaine d’années, et dont l’idée de noosphère s’impose alors que nous manions les concepts de réalités augmentées, d’internet des objets, d’intelligence ambiante, etc. 
 
Des phrases qui articuleraient notre présence au monde
  
« Il n’y a pas de fin dans l’histoire des signes. » (Clarisse Herrenschmidt)
 
« Notre terre n’est qu’une immense bibliothèque quantique de toutes nos vies informationnelles. » (Anne Astier)
  
C’est en écoutant Heinz Wismann que l’articulation s’est opérée en mon esprit, entre les difficultés auxquelles je me heurte pour progresser dans ma démarche en prospective du livre et cette primauté des articulations, physiques ou conceptuelles, pour avancer et nommer. 
 
Je l’exprimais hier, samedi 10 mars, lors d’un duplex avec le Festival Vidéo Formes de Clermont-Ferrand : « En accédant à la bipédie et en se mettant en marche il y aurait sept millions d'années, nos ancêtres ont accédé au langage articulé. » (Voir : L'écrit ? Une porte entre le "réel" et le "virtuel"...). 
A l’articulation complexe de la marche humaine fait écho l’articulation du langage.
Les articulations et les postures (positions du corps qu’elles rendent possibles) sont à l’œuvre, tant dans l’activité manuelle de l’écriture (même assistée par ordinateur), que dans les pratiques de lecture.
On ne lisait pas un rouleau dans la même posture que nous lisons un livre relié, c’est-à-dire dans lequel des cahiers de pages sont entre eux… articulés.
On lisait nécessairement me semble-t-il les rouleaux debout, d’où aussi, en partie, la lecture à haute voix… Et cetera. Il faudrait aussi que je relise Petits traités I, de Pascal Quignard pour mieux argumenter sur ces aspects.
Dommage que Marcel Mauss n’aborde pas cet exemple dans son étude Les techniques du corps, et que les histoires de la lecture en fassent peu de cas.
 
Si j’essaye de rejouer la séquence de l’articulation de mes idées en écoutant Heinz Wismann, le processus s’est enclenché alors qu’il pointait la différence générationnelle entre ceux qui utilisent spontanément leur index pour taper sur leurs écrans tactiles, ou écrire des SMS sur leurs téléphones portables, d’avec ceux qui, avec une dextérité qui peut sembler incroyable, utilisent leur pouce. La fameuse "génération [mutante] petite poucette" de Michel Serres.
  
C’est avec leur index que les enfants de Gutenberg ont suivi les lignes imprimées pour déchiffrer patiemment les signes qui racontent des histoires.
Celle de la scriptio continua est au centre de l’articulation des mots et des idées. Il y aurait là beaucoup à dire ! 
  
Nous mettons naturellement en place de nouvelles stratégies d’appropriation. Rien de surhumain en fin de compte. Anaïs Saint-Jude serait certainement d’accord avec moi pour dire que nos ancêtres qui sont passés des tablettes d’argile aux rouleaux de papyrus ont été confrontés à des difficultés comparables aux nôtres.
  
Il faudrait aussi envisager le fait qu’en passant de la tridimensionnalité du volume relié à la bidimensionnalité de la tablette de lecture plate (la plus plate possible, c’est un puissant argument marketing), quelque chose se joue, en lien avec la page, en lien donc avec la surface cultivée parcourable d’un seul regard. Avec l’évolution du sens de l’écriture (boustrophédon…) et donc de la marche de la lecture (là encore le risque d’ethnocentrisme).
 
Il faudrait tant et tant de choses pour mettre de l’ordre dans le chaos, pour saisir ce qui peut se désarticuler si l’on passe à des structures narratives délinéarisées, et du coup plus immersives et véritablement interactives ; pour articuler mes idées autour de ces questions et pour articuler entre eux les éléments de réponses que je peux glaner dans le champ de la prospective, pour répondre à cette simple question : existera-t-il un au-delà du livre ?
 

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