Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 12/52.
Le sentiment croissant que l’interprofession du livre est
décidément bien loin de ce qui se déploie. J’ai pu en partie l’exprimer dans un
post hier : Le corps du lecteur dans la lecture.
Le quotidien apporte jour après jour les preuves flagrantes
que les nouveaux dispositifs de lecture ne visent qu’à la marchandisation de la
culture et ne répondent qu’à des logiques utilitaristes.
A priori je ne vois que les designers et les graphistes pour
réintroduire une apparence d’humanité dans ces prothèses de la technologisation
globale qui véritablement s’impose à nous. (Pour le reste, pour de la véritable
humanité, ce serait aux auteurs et aux lecteurs de faire LEUR
révolution !)
Ne pourrions-nous pas aussi d’ailleurs retirer de cette
constatation du fait que le marché du livre français marque des résistances
indéniables au passage à l’édition numérique, qu’il n’y a pas là que les effets
de l’inertie calculée des industriels du livre imprimé qui s‘exprimeraient
ainsi, mais aussi le fait que cette mutation des dispositifs de lecture nous
est à tous : imposée. De fait, nombre d’auteurs et de lecteurs sont, eux
aussi, réservés, sur la défensive, et n’apportent pas la poussée novatrice,
l’élan qu’il faudrait, le grand souffle plein d’espoirs, et pourquoi ?
Parce que cette fameuse "révolution du livre" leur est imposée par
des industriels. Elle nous est imposée. Pour la plupart nous n’y participons
pas, nous ne la comprenons pas, et nous n’en sommes en aucune façon à
l’origine. Cela nous est étranger. Et où cela va-t-il nous mener ?
Danger si le livre nous devient étranger
La lecture cette semaine d’un entretien avec Bernard
Stiegler : Le marketing détruit tous les outils du savoir. Ce n’est pas faux.
« La question,
dit Bernard Stiegler, n’est pas de sortir
du monde industriel, parce que ça, c’est du vent. Les gens qui disent cela sont
des irresponsables ! La question est d’inventer une autre société
industrielle, au service de l’humanité et non pas du capital. […] Le web, c’est l’ère industrielle de
l’écriture. Le numérique, c’est de l’écriture. Une écriture faite avec
l’assistance d’automates, de moteurs de recherches, de serveurs, d’ordinateurs,
qui se propage à la vitesse de la lumière, est évidemment technique, et de
dimension industrielle, car elle suppose des infrastructures de type Google.
[…] L’évolution humaine est indissociable
de l’évolution technique. ».
Mais encore faut-il que le souci de l’évolution humaine
oriente la progression de l’évolution technique.
Ce n’est pas le cas.
Les industries culturelles travaillent à prendre le contrôle
du marché du livre et les petits empires familiaux tremblent de tous leurs
membres, la main crispée sur le portefeuille. Que ne serrent-ils les poings, et
de se mettre en marche pour libérer les mots noirs par l'imprimerie enchainés dans des bateaux de papier !
Mais par quoi sont-ils préoccupés ? La réponse est si
évidente qu’il ne serait que puéril de l’écrire ici. Mais, pour la plupart, ce
n’est pas l’avenir du livre qui les préoccupe.
Je suis toujours subjugué par l’indifférence à la lecture du
plus grand nombre de personnes que je rencontre dans ce milieu.
On peut repérer facilement je crois avec un peu d’attention,
ces professionnels du livre qui ne lisent pas. Ils n’ont pas le temps. Ils font
du business. Et sinon, souhaitons-leur, ils profitent de l’argent qu’ils
gagnent. Mais lire n’est pas pour eux une activité essentielle à leur vie.
Ne plus rien attendre des professionnels du livre
Nous vivons une révolution graphique qui dépasse de beaucoup
le périmètre étroit du passage de l’édition imprimée à l’édition numérique.
Derrière les murs de ce couloir de la mort il y a le vaste monde du vivant, un
monde en pleine ébullition.
Sur LinkedIn le trend setter René Duringer a listé cette semaine ce
« A quoi devrait servir la prospective dans une entreprise en 2012 ? ».
(Le conditionnel en dit long !)
« 1. Gérer les ressources humaines en mode prévisionnel
(prospective RH)
2. Anticiper les mutations globales dans votre secteur
d’activité (mutations sectorielles)
3. Explorer les futurs possibles pour éclairer les enjeux de
demain
4. Lancer de nouveaux produits et services
5. Comprendre et anticiper les tendances sociétales
6. Prévoir la situation macro économique
7. Décrypter les nouveaux modes de vie
8. Développer une culture de flexibilité face à un
environnement complexe et flou
9. Disposer d’une vision à long terme pour pouvoir construire
une stratégie
10. Anticiper les tendances de son marché
11. Identifier les ruptures possibles pour préparer
l’entreprise au changement
12. Éclairer les dirigeants sur les prises de décision
stratégiques possibles, les marges de manœuvre et les impacts »
Cela recoupe les axes que j’exposais en janvier 2009 dans
mon Livre blanc sur la prospective du
livre et de l’édition, et de tout cela l’édition imprimée aurait eu bien besoin
je pense.
Mon livre blanc aurait été en version imprimée qu’il aurait
servi je crois de papier hygiénique à ces beaux messieurs qui font tourner les
manèges. Je me demande même si certains n’ont pas poussé le vice jusqu’à
imprimer le fichier PDF pour se donner ce plaisir solitaire.
Aujourd’hui nous sommes à deux pas de l’écroulement. On
licencie dans l’édition, dans la librairie. Les couteaux sont sortis. Il règne
à Saint-Germain-des-Prés une ambiance de rivages.
En somme ce passage de l’édition imprimée à l’édition
numérique aura été « l'histoire
d'une immobilité devant l'inconnu du rivage d'en face et devant l'inconnu du destin.
Que croire face au néant ? Que faire face aux forces de destruction qui
nous menacent obscurément ? Doit-on agir ? Ou au contraire, comme le
voudrait le supérieur d'Aldo, faire comme si de rien n'était, profiter du monde
tel qu'il est, le laisser en l'état, sans intervenir, sans essayer de donner
plus de sens à sa propre vie ? » (Notice Wikipédia sur Le Rivage des Syrtes).
Comme une marée montante le numérique est envahissant, et que
laissera-t-il lorsqu’il se retirera ? Alors que nous, nous n’aurons pas utilisé
ni sa force ni ses outils pour nous émanciper et pour introduire davantage de justice
sociale dans le marché du livre. Les lecteurs sont grugés et les auteurs, ah
les auteurs !
Écrasés comme des cafards sous la botte du dieu
marketing : c’est donc cela que va finalement nous apporter la prétendue
révolution numérique de l’édition ?
Peut-être faudrait-il en somme que la prospective du livre
et de l’édition ne s’adresse plus aux acteurs du livre et de l’édition, mais, à
celles et ceux de tous les autres secteurs, économiques, industriels,
artistiques et intellectuels, de la société contemporaine, et parmi eux à ceux
qui sont par ailleurs des lecteurs passionnés et/ou des auteurs.
Je pense que le livre doit demeurer un objectif, alors que ses
progrès sont détournés de leur finalité, mais que nous ne devons pas compter
sur les professionnels du livre pour anticiper, préparer, participer tout au
moins de ce que sera la lecture à la fin du siècle.
Ils s’en moquent.
Nous sommes seuls.
N.B. Illustration Vanité © Fabrice Holowecki.
des lectures industrialisées, capitalisées, monétisées au mot près...
RépondreSupprimercaptives au lieu d'être captivantes
oui, c'est le danger et l'analyse de Stiegler et d'Alain Giffard (surtout) sur le sujet sont précieuses
sans cris d'orfraie, mais nécessitant impérativement quelque sursaut, et plus que cela.
Le monde de l'édition, si c'est un monde, aura mieux à faire qu'à se planter des couteaux dans le dos.
Merci Noam pour cet apport.
RépondreSupprimerJ'en profite pour faire écho ici d'un échange par mails avec un autre de mes lecteurs...
Même si, comme je l’écrivais ce week-end, il ne faut certainement rien attendre des acteurs traditionnels de l’interprofession du livre, pour nous éclairer et nous guider dans ce qui apparaitra rétrospectivement comme une sorte d’évanouissement de l’imprimé, je suis en permanence tiraillé entre rester centré sur le livre et l’édition et/ou porter mon attention sur d’autres champs de la réflexion et de l’action. Car en effet , comme me l'écrivait donc récemment un de mes lecteurs : “Le livre et la lecture ne sont-ils pas, dans ce mouvement, que des manifestations particulières, parmi d'autres, de quelque chose de beaucoup plus global ?”.
Cela dit, j’ai la conviction, peut-être à tort, que ce “quelque chose de beaucoup plus global” relèverait de la lecture du monde (?) et donc de la lecture.