dimanche 15 avril 2012

Semaine 15/52 : L’obsolescence du livre

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 15/52. 
 
Cette semaine la société américaine Yahoo! Inc. fondée en 1995, au sujet de laquelle des rumeurs de rapprochements avec, ou de rachat par, Google, trainent sur le web depuis plusieurs mois, a déposé un brevet pour une méthode invasive d’introduction de publicités dans le parcours de lecture des livres numériques.
 

Transfiguration du lecteur

 
Ce qu’aujourd’hui encore nous appelons spontanément "livre", un ensemble de feuilles imprimées, pliées en cahiers reliés entre eux et protégés par une couverture, est un objet en soi parfait. Il remplit parfaitement sa mission.
Il peut encore se parfaire avec l’introduction de puces RFID ou de QR Codes pour se connecter au réseau planétaire de communication.
Cela dit il apparaît maintenant obsolète au regard des services apportés par les ordinateurs qui régissent notre quotidien. 
 
En physique une transformation génère une énergie. Cependant il ne s’agit pas là, dans ce que nous pouvons observer, d’une transformation de l’objet livre, mais, de l’apparition (l’invention ? l’imposition ?) d’autre chose.
 
La différence entre un livre et une tablette de lecture est aussi radicale que celle entre une tablette d’argile et un rouleau de papyrus. Et il peut être amusant de constater qu’une tablette de lecture du 21e siècle est plus proche d’une tablette mésopotamienne que d’un livre.
La question se pose donc de savoir dans quelle mesure nous pourrions bénéficier d’une quelconque énergie, évolutive, émancipatrice (comme le fut l’imprimerie au 15e siècle, par exemple), ou si, au contraire, nous ne devons pas craindre davantage d’asservissement au marché des divertissements de masse ?
Car il s’agit donc là, non plus de livres, mais, de dispositifs de lecture, que nous pouvons classifier en quatre familles : les ordinateurs, les tablettes multimédia, les smartphones, et, bien évidemment, les tablettes e-paper (maintenant couramment baptisées : "liseuses", terme lancé par Virginie Clayssen le 5 avril 2007 - alors que mon livre Gutenberg 2.0, le futur du livre, paru le 15 mars de la même année, avait lancé ce sujet : Mais comment les appeler ? Ainsi le 04 avril 2012 ce terme de liseuse a été officiellement homologué par la commission de terminologie et de néologie. Lire à ce sujet le post de Virginie Clayssen : La liseuse a fait son chemin). 
 
Sur les conseils d’un de mes lecteurs (qu’il en soit remercié) j’ai fait cette semaine l’acquisition d’un essai de 1956 de Günther Anders : L’Obsolescence de l’homme, dont j’ai ces derniers jours entrepris la lecture. J’y reviendrai plus amplement je pense dans quelques semaines.
 
Mais cette fréquentation nouvelle me suggère déjà quelques réflexions d’actualité. Ainsi, pour un lecteur formé aux livres sur papier imprimé, ces nouveaux dispositifs de lecture ne sont je pense que des fantômes de livres. (Je pense ici aux membres fantômes, et aux quelques réflexions que j’ai pu faire les semaines passées sur les techniques du corps, les postures de lecture et la gestuelle attachée à cette activité.) 
Ce qu’il faudrait bien comprendre c’est qu’un NDL (nouveau dispositif de lecture) n’est pas uniquement qu’un moyen de lire. Et c’est là que Günther Anders peut nous aider.
« Ces instruments, écrit-il dès son introduction [Anders pense aux machines en général, je pense moi ici à ces instruments que sont le Kindle d’Amazon ou l’iPad d’Apple, par exemple] ne sont pas des moyens mais des décisions prises à l’avance : ces décisions, précisément, qui sont prises avant même qu’on nous offre la possibilité de décider. Ou, plus exactement, ils sont la décision prise à l’avance. ».
 
Le dispositif de lecture, en effet, n’est plus comme l’était un livre relié, un tout en lui-même, qui se suffirait à lui-même pour que le lecteur accède à la lecture, mais, il n’est qu’une partie d’un système organisant (donc contrôlant) la lecture.
Et les lecteurs, au fond, n’en demandent pas tant !
En fait, tout simplement, l’offre ici précède la demande.
Et dans le laps entre offre et demande, les services marketing, aidés en cela par des internautes et des blogueurs inconscients du phénomène et seulement obnubilés du faux pouvoir qu’ils auraient à s’exprimer et de fait facilement manipulables, les services marketing donc, inventent la demande pour rendre l’achat nécessaire. 
Les premiers adoptants ou adopteurs précoces (early adopters) ne sont-ils pas seulement en fin de compte les plus moutonniers, ceux qui, les premiers, se plient aux nouveaux usages imposés par le marché. Et ce sont souvent eux qui sont considérés comme des leaders sur les réseaux sociaux ! 
 
Par leurs fonctions, les dispositifs de lecture - que les acteurs du milieu appellent devices [en français : appareils] prédéterminent leur utilisation et donc, en l’occurrence, le type de lecture que nous allons y pratiquer. Ils nous déterminent donc en tant que lecteurs.
 
S’arrête-t-on parfois de lire pour se poser la question : « Que suis-je en train de faire ? ». Sur imprimé non. Sur ces nouveaux supports électroniques, peut-être le devrions-nous.
 

Craindre un évanouissement de la lecture

 
En achetant un tel device, par ailleurs assez onéreux et marqueur social (je pense surtout aux iPad, iPhone et autres gadgets technologiques de cet acabit) le lecteur paye en réalité pour être asservi à un certain type de lecture (télé)guidée par les fonctionnalités savamment bridées et évolutives d’un appareil qu’il ne maitrise en général qu’incomplètement.
 
Avant, le livre était une marchandise. Mais la lecture je ne pense pas. Dans le contexte d’une économie de l’attention la lecture devient elle aussi une marchandise. 
 
Ainsi, ne serions-nous pas comme aveuglés face à un évanouissement de la lecture ? (Et évanouissement pourrait bien ici justement se comprendre comme une perte de connaissance.)

Je reconnais aujourd’hui humblement, ce 15 avril 2012, que moi qui me suis libéré il y a plus d’une vingtaine d’années des chaines de (la) télévision, je suis aujourd’hui assujetti à mon ordinateur.
En quoi alors, bien que non-salarié, pourrais-je me prétendre un homme et un esprit libres ?
Je suis simplement soumis à une autre aliénation. 
 
Je fais moi-même quotidiennement l’expérience que lorsqu’un lecteur est submergé de texte(s), il ne lit plus, ou qu’en tout cas il lit de plus en plus difficilement et certainement de plus en plus mal, avec une attention moins soutenue, avec des capacités de compréhension, d’analyse et de mémorisation amoindries.
  
Je me rappelle l’article de juin 2008 de Nicolas Carr : Est-ce que Google nous rend idiots ? et je suis bien forcé de constater mes propres difficultés croissantes à lire, à me concentrer sur ce que je lis, à m’immerger naturellement dans ce que je lis.
Avec le web n’avons-nous pas à notre insu commencé à désapprendre à lire ?
La question (cruelle) se pose à moi : n’ai-je pas commencé à désapprendre à lire ? Comme j’ai déjà pratiquement désappris l’écriture manuscrite à force de taper sur des claviers, comme avec les machines à calculer j’ai totalement désappris à "poser une division".

L’emploi de plus en plus courant du qualificatif "intelligent" appliqué à des machines traduit bien ce glissement que cherche à exprimer je pense le concept de la singularité technologique et que Günther Anders exprimait déjà dans L’Obsolescence de l’homme.

De fait, aujourd’hui nous admettons de plus en plus souvent sans réfléchir aux conséquences que des appareils soient plus "intelligents" que nous. 
  
La question essentielle pour moi serait donc de parvenir à déterminer si les nouveaux dispositifs de lecture entrainent ou nécessitent un sacrifice pour le lecteur, une perte au niveau de la lecture, et si oui de quel ordre (et les éventuels éléments de réponses se devraient d’être évidemment au-delà des argumentaires du marketing). 
 
La world literature, la littérature-monde, le phénomène planétaire de best-selarisation, en structurant les lectorats multiples en une audience unique, ont préparé le terrain du livre comme nouveau marché publicitaire.
L’actualité de la semaine écoulée atteste bien d’une volonté de délectoralisation, j’entends par ce néologisme : de déstructuration du lectorat.
 
Le fait de commercialiser des dispositifs éphémères et coûteux qui incitent à lire avec moins d’attention, voire à lire plus vite et/ou à lire moins, est révélateur de cette volonté de la part des industries du loisir.
 
Vous êtes-vous posé cette simple question : et si, en fin de compte (sic), dans ce passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, il ne s’agissait pour certains qui sont aux commandes que de transformer le lectorat en audience pour lui montrer des publicités ? 
 
Certes, le futur du livre ne peut pas être son passé.
Le fait que ce que nous appelons "livre" va disparaître n’est pas grave en soi. Je ne regrette pas la disparition des rouleaux de papyrus. Mais ce sont les conditions de cette disparition et ce que l’on nous impose pour lire à la place des livres qui posent problèmes.
Un évanouissement de la lecture aurait quelles conséquences sur le devenir de l’espèce humaine ?
Comment en 2012 concevoir encore et vivre la lecture comme un acte de résistance, un libre choix, désincarcéré de l’industrie des loisirs ? 
  
Je pense que tout lecteur est, dans une certaine mesure, (animé par) ce qu’il lit.
Les moyens avec lesquels et la manière dont il lit influencent ce qu’il est, et en partie ce qu’il fait, ce qu’il pense et comment il se comporte dans la vie.
Le lecteur, pour qui la lecture est une activité essentielle, incorpore le livre quand il le lit. Il l’assimile à lui. Cela dépasse de beaucoup toutes les formes de bovarysme que nous pourrions imaginer. Ne dit-on pas parfois avoir "dévoré un livre" ? Cela se rattache à d’ancestrales pratiques de cannibalisme et de chamanisme, et participe je pense de la phylogenèse et du destin de l’humanité.
  
Nous sommes ce que nous lisons. C’est pourquoi il m’apparaît légitime et urgent que nous nous interrogions sérieusement sur les transformations actuelles imposées par des industriels américains à nos conditions de lecture.

4 commentaires:

  1. Je vous découvre en même temps que je découvre un passionnant article. Peut-être ce colloque, en projet, vous intéresserait-il ? http://www.fabula.org/actualites/les-temps-du-livre_50279.php
    Anne

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  2. Merci Anne pour votre lecture et pour cette, en effet, intéressante information :-)

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