dimanche 23 septembre 2012

Semaine 38/52 : Ce qui ferait roman (maintenant)


Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 38/52.

La semaine passée je reconnaissais ma faiblesse à formuler, depuis plusieurs années déjà, les changements que nous observons tous je pense dans l’univers de la lecture, du livre et de son marché, sous l’expression facile de : « le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique ». Cela permet certes de saisir globalement ce dont je veux parler et de nommer facilement le nouvel écosystème qui se met en place. Mais nommer ne permet visiblement pas de désigner. C’est en fait mettre la charrue avant les bœufs.
 
Fut un temps où l’espèce humaine évoluait dans un monde où aucune des choses multiples qui l’entouraient n’avait de nom. Nous pouvons alors supposer que ces premiers hommes montraient du doigt, l’index geste naturel du jeune enfant auquel on réplique autoritairement que : « on ne montre pas du doigt ! », nous pouvons supposer que ces premiers hommes désignaient avant, un jour, de nommer.
Comme nous le savons tous, l’index désigne entre autres une liste alphabétique de mots-clés ; nous rappelle aussi la fresque de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine : La création d’Adam. C’est aussi pourquoi je préfère le terme “digital” à celui de “numérique”.
Après avoir désigné d’abord, puis avoir nommé ensuite, vient le temps de l’effort définitionnel, pas avant. 
De l’auteur aux générateurs de romans

Si nous admettons que le roman, comme genre littéraire développant une narration fictionnelle, plonge ses racines dans l'Antiquité, dans l'épopée et notamment l’Iliade et l’Odyssée d'Homère, l’Énéide de Virgile, alors nous admettons que ce genre transcende donc la forme et les supports, traverse les siècles et les civilisations, et que les mécanismes de la fiction sont probablement les mêmes que ceux du vivant. Il faudrait relire L’espèce fabulatrice, l’essai de Nancy Huston chez Actes Sud (2008).
Nous lisons ce genre de textes, les romans, pour éprouver des émotions. Ces fictions sont autant de laboratoires dans lesquels nous expérimentons des situations complexes, alors que nous tentons sinon de nous protéger. C’est le merveilleux : « On dirait que… » des jeux d’enfants, qui y retrouve tout son pouvoir évocateur. Nous ne sommes pas loin de la magie, du chamanisme, de l’expérience mystique.

Ces expériences de la fiction acquièrent d’office un statut de réalité dans nos parcours individuels. Il m’arrive régulièrement de douter si j’ai vécu ou lu ou rêvé une scène, une situation précise, et de ne pas pouvoir trancher avec certitude.
 
Une fois le processus de lecture enclenché, s’échapper des limites matérielles de sa réalité, puis, replonger dans sa réalité une fois déconnecté du processus de lecture, est comme une sorte de « respiration de la vie psychique », pour reprendre une formule de Serge Tisseron (dans « La réalité de l'expérience de fiction », L'Homme, 2005/3 n° 175-176, p. 131-145).
D’autres voies, que la lecture, existent certes pour satisfaire ce besoin de déconnexion ; besoin de déconnexion qui n’est donc aucunement lié aux techniques, mais, aujourd’hui comme dans l’Antiquité, simplement aux cadres de la réalité.
Les tensions dans les métiers du livre, par exemple, ou bien les résurgences néo-luddites, ou encore le "Slow mouvement" des offliners, ne sont que les expressions contemporaines d’un malaise beaucoup plus ancien dans la civilisation.
 
Je lisais cette semaine dans Philosophie magazine cet avis de Bernard Stiegler : « Ce n'est pas la technique qui est toxique en soi, c'est notre incapacité à la socialiser correctement. ». Il s'agirait peut-être ici, et depuis l’apparition du langage chez les hominidés, de la question du passage des techniques rationnelles à des technologies relationnelles.
 
Il serait facile en 2012 de recenser et d’écrire sur les logiciels générateurs de textes. Ils existent nous le savons. Ils sont de plus en plus efficaces, dans le sens où ils peuvent tromper de plus en plus facilement des lecteurs humains sur la qualité humaine, ou bien machinique, des scripteurs. Ils déteignent depuis longtemps sur certains auteurs qui formatent leur écriture en fonction des tendances du marché, des lois intrinsèques à un genre littéraire, de la philosophie d’une école d’écriture, ou d’un cours de creative writing d’une université anglo-saxonne. Ils s’inscrivent dans l’évolution de l’espèce, dans la généalogie du “singe dactylographe”, et nous permettent d’expérimenter nos fantasmes des automates littéraires.
J’ai ainsi récemment parcouru l’exposition Mise en culture du langage, de l’artiste-plasticienne Amélie Dubois au Labo de l’édition de la Ville de Paris. Son parallèle entre les cultures microbiennes en boites de Pétri et l’efflorescence des lettres, sa représentation d’une improbable machine productrice de langage (ci-dessous), directement inspirée d’un voyage de Gulliver sur l’île volante de Laputa (Jonathan Swift, en 1721), rendent témoignage d’un imaginaire collectif en train d’excéder  dans son double sens d’outrepasser et d’importuner, nos limites intellectuelles et notre connaissance du passé.
En sortant, en redescendant la rue Mouffetard, l’un des endroits de Paris que j’affectionne particulièrement, j’ai pensé qu’Aurélien Bellanger, l’auteur de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler “un roman wikipédien” (La théorie de l’information aux éditions Gallimard) — toutefois Moby-Dik d’Herman Melville en 1851 mériterait aussi ce qualificatif, j’ai pensé qu’Aurélien Bellanger avait peut-être, soit eu recours à un subterfuge de ce genre, soit, plus vraisemblablement, qu’il avait été agi par les artifices du temps. Des auteurs peuvent devenir les automates littéraires de leur époque.
 
Cette semaine Henry Bauchau est mort. J’avais relu cet été Œdipe sur la route… Cet homme-là était lui dans une geste narrative de la même veine que celle d’Homère et de Virgile, celle où coule le sang de l’espèce.
 
 
 
    
Entendre lire dans son cercueil
 
Ce qui ferait implicitement roman aujourd’hui relèverait donc surtout des signes extérieurs, de l’indication du nom : “Roman”, imprimé sur la couverture d’un volume circonscrit en trois dimensions physiques. Cependant dans mon vécu de lecteur la séparation entre la biosphère réelle et la cybersphère numérique — ou fantasmatique, m’apparaît de plus en plus… fictive.
Le roman culte, par exemple, dépasse cette fausse finitude du livre et s’inscrit dans la légende personnelle de son lecteur ; une expérience singulière de lecture dont nous pouvons peut-être trouver un écho dans Le loup des steppes, d’Hermann Hesse.
 
Je pense pouvoir, assez grossièrement j’en conviens, distinguer les fictions qui se donne pour ambition d’aider leurs lecteurs ; les romans initiatiques — qui présentent le récit de l'évolution d'un personnage qui tente de comprendre le monde et de se comprendre lui-même ; les romans cultes générationnels — ces romans qui fédèrent et influencent un vaste lectorat d’une même génération. Pour ces trois catégories je pense que de multiples exemples viennent spontanément à l’esprit de tous. Mais comment définir ce qui relève de l’intimité du lecteur, de sa rencontre singulière avec une œuvre. Le roman culte. Son roman culte. Mon roman culte. Non pas forcément d’une génération, mais de soi.
Je peux le désigner et le nommer, mais non pas le définir dans son essence ; pour moi c’est : La montagne magique, de Thomas Mann.

Ce qui fera roman un jour sera toujours séparé du flot commun ; ce qui fera roman demain utilisera les techniques de pointe pour réaliser les mondes singuliers des auteurs dans l’univers commun, articuler les mondes, ouvrir des portes et des fenêtres, lancer des ponts et des passerelles ; pour cela tous les supports seront bons, de la pierre gravée à l’implant électronique dans l’organisme du lecteur. C’est dans cette circulation du matériel et de l’immatériel que s’inventeront les nouvelles formes narratives, lesquelles, bien loin d’enterrer le roman, lui donneront une deuxième vie.
 
La mort est toujours possible. Mon rapport à La montagne magique est loin pour moi d’être élucidé.
En méditant sur la mort d’Henry Bauchau ce 21 septembre 2012, je me suis imaginé en cadavre dans un cercueil sonorisé où des années durant serait lu La montagne magique, je me suis imaginé en cadavre dans un cercueil empli de livres imprimés sur du papier et moi, là, entouré et recouvert de livres.
Me décomposer avec les livres ; finir en l’être, et les maux oubliés tourner la page.
Voyez ces vastes cimetières où la vie exulte, où sous la terre se lisent tous ces livres, résonnent tous ces mots dans les cercueils, où la chair et le papier se mêlent ; voyez cette alchimie qui opère les noces de l’Homme et du Livre. Et réjouissez-vous.
 
[DR Illustrations œuvres : sculptures sur livres de l’artiste Guy Laramée, et, Machine à composer des livres, 2011, Amélie Dubois, sculpture bois et cuivre 2,60 x 2,60 m x 70 cm]

2 commentaires:

  1. Vous connaissé pas les travo de Jean-Pierre Balpe, domage

    RépondreSupprimer
  2. Si, je connais (au moins un peu), notamment son texte "Livres de chevet...", mais impossible d'être exhaustif, surtout dans une chronique à l'écriture plus spontanée qu'un essai...

    RépondreSupprimer