Le flirt compliqué entre le monde des livres et celui du numérique ne date pas d’aujourd’hui. Ni même d’hier. Comme j’aime à le rappeler dans mes conférences, le “Project Gutenberg” de diffusion de livres du domaine public sous forme électronique, lancé par Michael Hart, date de juillet 1971 (Université d’Illinois), et l’idée d’un livre électronique (e-reader) de 1972 (Alan Kay au Palo Alto Research Center de Xerox).
Il était inévitable que ce phénomène arrive un jour à maturité et prenne suffisamment d’ampleur Outre-Atlantique pour débarquer sur les rivages de notre vieille Europe et de notre douce France. Et voilà : aujourd’hui c’est fait, nous y sommes !
Après la prise de conscience passer à l’action…
Après la progressive prise de conscience de l’interprofession du livre, depuis le début des années 2000, c’est maintenant le branle-bas de combat : les pouvoirs publics se mobiliseraient pour un alignement de la TVA du livre numérique à 19,6% sur celle du livre papier à 5,5%, seraient prêts à légiférer pour un prix unique du livre numérique (c’est-à-dire un prix de vente public fixé par les éditeurs et non les distributeurs), encourageraient la constitution d’une plateforme unique de distribution des livres numériques, et, en attendant, distribuent des millions d’euros pour la numérisation des livres papier, tant du domaine public que pour ceux encore sous droit. (Mes posts de ce début janvier reviennent plus en détails sur ces multiples aspects…)
Mais les réactions sont partagées. Pour certains une unique plateforme de distribution est contraire à une libre concurrence. Pour certains, aligner la TVA du livre numérique sur celle du livre papier reviendrait à tuer la librairie. Une pétition, lancée par les Librairies Coquillettes, de Lyon, pour que le livre soit considéré comme un produit de première nécessité, propose du coup une TVA pour le livre papier à 2,1% ;-)
De mon travail quotidien de veille, non pas seulement “en ligne” devant l’écran de mon ordinateur, mais aussi par de fréquentes rencontres avec différents acteurs de l’interprofession du livre, et, du livre numérique, je ressens nettement que la situation se tend et que, face à l’avenir, l’inquiétude prime sur l’enthousiasme.
Compréhensible, le lancement de l’Association Culture Papier, qui se pose clairement en groupe de pression, risque d’exacerber les tensions.
Les enjeux en termes d’emplois sont considérables. La poussée des jeunes générations aussi. (Et pas seulement au niveau des nouvelles pratiques de lecture, mais, également, au sein des filières de formation. Je le constate régulièrement avec les nombreux étudiantes et étudiants qui me contactent spontanément…)
Aujourd’hui la question se pose : culture de l’imprimé et culture numérique ne peuvent-elles se concevoir qu’en opposition ?
Construire ensemble…
Pour l’heure, c’est au détriment des livres numériques (j’entends par là des livres du 21e siècle, des livres 2.0, libres, ouverts, collaboratifs, enrichis par tous, des livres vivant, des livres service (sic ;-) qui se développeraient et s’exprimeraient dans l’esprit participatif initié, insufflé, par le Web 2.0...), c’est donc pour l’heure au détriment de tels livres numériques encore à venir, que se développent aujourd’hui, d’une part, les livres électroniques (readers, liseuses et compagnie, dont la cuvée 2010 du Consumer Electronic Show de Las Vegas a été riche), et, d’autre part, que se développent les livres numérisés homothétiques, pâles reflets de leurs originaux imprimés.
Sans faire d’angélisme et ayant conscience des enjeux économiques, je ne pense pas qu'il faille forcément opposer ainsi filière papier et filière papiel (papier électronique). Les tensions qui se font de plus en plus sentir ne sont que les expressions d'intérêts financiers, de part et d'autre, mais, si nous considérons les vrais enjeux pour le livre, la lecture et la création littéraire, à la fois dans une dimension transhistorique et prospective, alors c'est main dans la main, ceux du papier et ceux du papiel, et ce, quel que soit le support de demain et d'après-demain, qu'il nous faudrait aujourd'hui réfléchir et travailler ensemble.
Comment faire ?
Je redis ici qu’il est à mon avis dommage que le Secrétariat d'État chargée de la Prospective et du Développement de l'économie numérique auprès du Premier ministre, actuellement piloté par Nathalie Kosciusko-Morizet, ne prenne pas la main sur ce qui concerne les dimensions prospectives du livre et des pratiques d’écriture et de lecture.
Les pouvoirs publics seraient en outre à mon avis bien inspirés de lancer un Think Tank (groupe de réflexion), qui pourrait être à la fois un observatoire et un comité d'éthique, regroupant les “insiders” de l'édition papier et de l’édition numérique, des experts de la prospective et de l'économie de la connaissance.
D’une manière générale il est capital de créer des espaces de médiation entre les acteurs de la culture imprimée et ceux de la culture numérique. Pour l’heure, l’Association des Professionnels de l’Edition (APE), ou le MOTif (Observatoire du livre et de l’écrit en Île-de-France) organisme associé de la Région Île-de-France, y contribuent modestement à leurs niveaux et avec leurs moyens.
L’édition papier doit aujourd'hui éviter deux écueils :
1. Tout d'abord, son phagocytage par d'autres industries, notamment du numérique, du divertissement, des médias…
2. Ensuite, une crispation conservatrice, qui la figerait et la conduirait à son évincement du champ médiatique et culturel.
Il est pourtant toujours possible je pense de développer des processus d'innovation latents, de revaloriser les fonds éditoriaux, de concevoir de nouvelles offres éditoriales innovantes avec leurs propres chaînes de valeur, de pérenniser ses avantages concurrentiels acquis tout en redynamisant sa production éditoriale.
Il est aujourd’hui évident que la France, l’édition et la littérature d’expression francophone, ne peuvent rester en retrait de la révolution culturelle numérique. Cela est tout simplement im-po-ssi-ble ! Maintenant il nous appartient de nous adapter et d’évoluer au mieux tout en préservant les valeurs qui fondent notre culture humaniste.
Au cours des années à venir la France n’aura ni la puissance économique, ni les capacités technologiques, de concurrencer les États-Unis et les puissances asiatiques, tant pour les nouveaux dispositifs de lecture que pour le contrôle des canaux de diffusion multicanal multisupport. Mais si elle affirmait effectivement une réelle volonté politique, et si cette volonté politique était soutenue sur le terrain par l’interprofession du livre, si elle s’appuyait sur la francophonie (gravement négligée pour l’instant !) et sur l’ensemble des partenaires de la chaîne graphique, alors, nous pourrions rester dans la course en initiant, tous ensemble, ceux du papier et ceux du papiel, les modèles éditoriaux du 21e siècle.