La fonction du livre, par rapport à nous, lecteurs, est dépendante de notre situation historique. Dépendante du contexte et de l’évolution de la société dans laquelle nous vivons, dépendante aussi depuis le siècle précédent des processus de financiarisation des industries culturelles.
N’oublions pas que, depuis le décret N° 2009-1393 du 11 novembre 2009, relatif aux missions et à l'organisation de l'administration centrale du ministère de la culture et de la communication, livre et lecture dépendent, pour ce qui est de leur dépendance administrative et de l’octroi de subventions, d’une direction générale des médias et des industries culturelles.
Jadis le livre, en marge de la scène de théâtre ou d’opéra, exerçait un certain nombre de fonctions, tant dans la sphère privée que sociétale, l’une influençant l’autre et réciproquement, fonctions que remplirent, progressivement, la peinture et les arts de l’illustration, la presse, la radio, le cinéma, la télévision, et que débordent amplement aujourd’hui internet et l’internet embarqué.
Irréductible vs imprédictible et inéluctable
Dans l’actuelle et toute hypothétique (r)évolution du livre, fin 2010, il nous faudrait faire la part de l’irréductible (de ce qui serait irréductible dans la lecture), de l’imprédictible (ce que nous ne pouvons ni prévoir – l’imprévisible, ni même, prédire), et, surtout, de l’inéluctable (ce que nous ne pourrons pas éviter).
Je pose la question : que pouvons-nous, habitants du 21e siècle, nous imaginer de ce que nos ancêtres pensèrent, ressentirent et vécurent, lors des époques de passage des idéogrammes aux alphabets, des rouleaux aux codex, de l’édition manuscrite à l’édition imprimée…
Malgré la rupture féconde introduite par Febvre et Martin en 1958 dans leur : "L’apparition du livre", la dimension transhistorique reste trop souvent absente des stratégies de développement de l’édition, focalisée sur la rentabilité à court terme.
Les postures et les outils de l’écrire et du lire ont pourtant, au fil du temps, été si différents des nôtres. Comment les acteurs du 15e siècle reçurent-ils, comparativement à nous autres, les transformations du livre ? Ils vivaient dans un autre univers.
Remontons plus loin dans le temps. Ecoutons un instant Pascal Quignard (Petits traités I) : « Je vois un autre univers. Un copiste, au Moyen Age, en Occident, dans sa robe de bure, devant des pages de veaux écorchés, entouré de son rasoir, de sa craie, de sa pierre ponce, de ses cornes de bœuf – encriers rouge et noir –, de ses besicles-loupes, de son couteau pour tailler les plumes d’oiseau, de sa règle pour assurer la ligne. » (Édition Folio, page 398, XVIIe traité : Liber).
Reconnaissons aussi qu’il y a certaines distorsions historiques pour le moins insolites : la Guerre de Cent Ans, par exemple, qui opposa la dynastie des Plantagenets à la Maison capétienne de Valois, et qui, au final n’eut pas une telle influence sur la construction européenne, est cependant bien plus traitée dans les cours d’histoire, que la mise au point de l’imprimerie à caractères mobiles, dont l’influence fut considérable et, d’une certaine manière, se poursuit aujourd’hui encore.
Les représentations historiques véhiculées par l’époque (toutes les époques) mériteraient d’être davantage interrogées.
Ainsi, nous avons des preuves qu’historiquement les précédentes mutations du livre et de la lecture, telles celles, justement, du passage du rouleau au codex, ou bien, du passage de l’édition manuscrite à l’édition imprimée, ont, à leurs époques, profondément modifié la société, et qu’elles ont eu des répercussions culturelles, mais aussi sociopolitiques, indéniables.
Mais nous savons également qu’aujourd’hui, il est courant et juste de constater que le numérique impacte le livre, après, avoir reconfiguré les marchés du disque, de la photo et de la vidéo, pour ne parler ici que des biens culturels.
Etre ou ne pas être l’allié de ses fossoyeurs ?
N’assisterions-nous pas ainsi en fait, plus ou moins inconscients et presque impuissants, au naufrage du livre dans le marché du divertissement, et à celui de la lecture dans les réseaux sociaux (lectures sociales) ?
Cette prétendue évolution du livre que nous serions en train de vivre, et encore bien évidemment, pour ceux seulement pour lesquels livre et lecture ont encore une certaine importance, fait-elle aujourd’hui réellement révolution sociétale, culturelle, ou bien, ne serait-elle simplement qu’une infime partie d’une révolution plus globale ?
Les mutations que nous ressentons dans la chaine du livre ne seraient-elles pas que les effets des coups de butoirs des industries de l’électronique et du divertissement, le jeu des lobbies et des opérateurs de téléphonie mobile, et non plus désormais, des facteurs agissants sur la société et engendrant de nouvelles pratiques de communication entre membres de la communauté humaine ?
Aujourd’hui ce sont les réseaux sociaux qui engendrent de nouvelles pratiques de communication entre membres de la communauté humaine, et non plus, comme jadis, des réseaux épistolaires, c’est le partage en ligne de vidéos qui reprend le flambeau que l’imprimerie à caractères mobiles avait conduit sur les routes d’Europe et de l’Amérique nouvelle.
L’édition (numérique, incidemment ou accidentellement numérique ? partiellement ou totalement numérique ?) du 21e siècle, nous apparaît ainsi, fin 2010, comme un gigantesque puzzle à ordonner, mais dont les pièces "culture graphique" et "culture écrite" seraient repoussées à la périphérie.
« Sans doute est-ce […], écrit Henri-Jean Martin, (dans sa phrase conclusive de son ouvrage "Histoire et pouvoirs de l’écrit" – Albin Michel, 1996), la mission de notre génération que de faire comprendre à nos descendants que le progrès technique n’implique pas obligatoirement le rejet irréfléchi des apports du passé. ».
Déchiffrer le monde demeure, en ce début de 3e millénaire après J.-C., la principale activité de défrichage de l’espèce humaine.
Au final : tout est et tout reste livre. Donc à lire.
D’où, ce que j’appelle et ressens ainsi : la présence ardente de la lecture.
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RépondreSupprimerJe me souviens d'avoir travaillé comme chroniqueur littéraire dans les années 80 du siècle précédent pour différents journaux (dont Libération et Nice-Matin). Et d'avoir vu le livre (littéraire) se dénaturer sous deux aspects significatifs. 1/ Il était devenu un périodique, c'est-à-dire que sa durée de vie dans les rayonnages des librairies ne dépassait déjà plus quelques mois; 2/ Les titres publiés étaient pour la plupart commandés par des éditeurs en fonction des "tendances" du marché plutôt que découverts dans la libre production des auteurs. À ce moment-là le numérique n'existait pas, ou, du moins, n'avait eu encore aucun effet sur le système de production et le commercialisation. Mais le livre avait déjà cessé d'être ce qu'il était encore pour Baudelaire ou Proust. Si bien que le numérique qui s'impose aujourd'hui m'apparaît plutôt comme une libération. Un auteur qui publie chez François Bon (publie.net) est plus libre (de créer, d'innover, de s'exprimer) qu'il n'aurait pu l'être en 1985 chez aucun éditeur de "vrais livres"...
RépondreSupprimer@ Christian : merci pour votre commentaire :-)
RépondreSupprimerVotre point de vue est pertinent je trouve, mais les initiatives comme celle de François Bon avec Publie.net sont rares. Prudemment il publie, je crois savoir, surtout, voire exclusivement, sur commandes (il contacte les auteurs qu'il connait ou repère).
Les autres éditeurs numériques me semblent progresser dans d'autres logiques, même si certains (je pense notamment à Numerik Livres) ont également une approche, autre, mais professionnelle.
Cela dit, la déferlante d'autopublications... quels seront ses effets ? Principalement sur la littérature ?
Sinon, je pense qu'il faut faire attention à notre penchant naturel à enjoliver rétrospectivement le passé : souvenez-vous des "Illusions perdues" de Balzac!
Je lis actuellement "L'enfer du roman" de Richard Millet. Des liens avec ce que vous nous dites de votre expérience de chroniqueur littéraire dans les années 80, et, tout cela, avec ce que j'appelle la "théorie des cinq cercles" (j'avais publié un premier texte à ce sujet dans Facebook et je reviendrai prochainement dessus ici même).
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerConcernant l'auto-édition, je pense qu'elle trouve sa justification et sa viabilité dans le cas où elle est étroitement associée à un site. Les livres classiques (ceux écrits avant l'avènement du numérique) peuvent prendre la forme de ebooks autonomes (autonomes comme l'étaient les livres papier). Peut-être quelques autres livres originaux atteindront sous la forme ebook le même degré d'autonomie qu'on voyait aux "vrais livres" (papier). Mais je pense que ces cas resteront exceptionnels, atypiques. L'industrie éditoriale se concentre aujourd'hui sur la question de ebooks parce qu'elle a à récupérer (recycler) les vieux fonds de livres et les vielles habitudes de lecture. Mais, ce faisant, elle ne se positionne pas encore face à ce qui sera la vraie révolution de la lecture/écriture. Car celle-ci consistera bien sûr à lire sur le navigateur, c'est-à-dire en ligne sur des sites internet, qui seront comme des arbres, avec des branches au bout desquelles on trouvera de livres (ebooks). Il me semble que la place du livre sera dans ces points terminaux des sites internet. Nous mêmes, sur voixhaute.com, nous publions de petits ebooks. Ce sont des recueils de textes classiques (anthologie de poésie) ou des textes originaux. Au moins pour les derniers, leur existence (et leur lecture) ne se justifierait sans doute pas ailleurs que dans l'architecture de ce site. Mais dans ce site, ils trouvent leur légitimité (et leur public aussi) tout simplement parce qu'ils sont utiles à ceux qui se servent du site pour enseigner ou animer des ateliers dans la cohérence de la méthodologie que nous leur proposons. Mon seul regret est de ne voir aucun éditeur s'intéresser à des expériences comme la nôtre, expérience qui s'effectue en capilarité étroite avec des publics qu’ils ont pourtant beaucoup de mal à convaincre. Mystère!
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