Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 19/52.
Ah le beau printemps ! Je reparais aussi radieux que
jamais, l’esprit pétillant de projets, et sans doute encore plein d’ambitions
déréglées pour le livre et la lecture.
Dans le contexte actuel de crises - financière et économique,
sociale et politique, il est logique en somme que le devenir du livre
apparaisse secondaire. Mais la lecture ? Au commencement était le Verbe.
Quel animal serions-nous si nous ne savions ni lire ni écrire dans ces sociétés
occidentalisées dopées à la communication ?
La rétractation technologique
Ce que nous appelons livre va-t-il disparaître un jour,
comme ont disparu les tablettes d’argile et les rouleaux de papyrus ?
Je crois que beaucoup de "choses" vont disparaître
dans les décennies à venir.
Quelques exemples que vous me pardonnerez de jeter ainsi
pêle-mêle, joyeusement et sans argumentation…
- Les automobiles - même si coulait à flot le carburant, l’équation :
[un individu => une automobile] ne peut que nous conduire à un embouteillage
généralisé…
- Les postes de télévision - avec la TV connectée ("Smart TV")
alliant des portails d’information continue avec des bouquets de vidéos
(fictions, séries, documentaires, etc.) à la demande…
- Les ordinateurs - avec les tablettes tactiles connectées et le
"cloud" (stockage sur des serveurs extérieurs)…
- Les téléphones -
on commence à observer une baisse significative des conversations téléphoniques,
de plus en plus ressenties comme intrusives et dérangeantes. Les mails, les SMS
et les Tweets réhabilitent la communication écrite. En proposant des dizaines
de fonctions les smartphones sont de moins en moins utilisés comme de simples
téléphones qu’ils ne sont plus.
- Beaucoup de "choses" ont déjà pratiquement
disparu, et par exemple, ces dernières années : les magnétophones à
cassettes, les radios-transistors, les calculettes de poche, le Minitel… (Vous
pouvez allonger la liste en commentaires !) Nous sommes de plus en plus
nombreux à ne plus avoir ni montre ni réveil ni agenda, confiant la gestion de
notre temps à notre téléphone portable.
Êtes-vous certain de ne pas déjà être nomophobe ?
La disparition des "choses" ne date pas du
consumérisme assumé et ravageur qui souffle sur nos vies.
L’Homo faber a
toujours perdu ses outils au fur et à mesure qu’il les perfectionnait.
Aujourd’hui c’est du livre qu’il s’agit.
La possible disparition du livre en tant qu’objet nous questionne en
tant que lecteur.
Elle inquiète aussi (et cette inquiétude m’apparaît
légitime) beaucoup de monde.
Objets inanimés,
avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre
âme et la force d'aimer ?
La rétine et la peau
L’addiction aux "choses connectées" qui, faisant
"dispositifs de lecture" remplaceraient les livres imprimés,
l’addiction aux "choses connectées" est déjà reconnue aujourd’hui
comme une névrose.
Pas facile de devenir un cyborg.
Être accroc de ses aides artificielles ?
Ou rejeter ces prothèses ?
La cyber-hybridation de l’espèce humaine apparait cependant
inévitable.
Évacuée par la science-fiction dans le champ de
l’imaginaire, l’hybridation technologique s’insère dans notre quotidien sans
que nous en ayons réellement conscience.
(Ici se pose en filigrane la question de la responsabilité
de la science-fiction, de ses auteurs et de ses éditeurs donc, dans le devenir
ultra-technologique de nos sociétés ; la question de la science-fiction
comme prophétie auto-réalisatrice…)
Longtemps, en effet, nous avons pu ne pas en avoir
conscience, ou bien refuser d’envisager ce destin. Les données dont nous
pouvions disposer étaient peu nombreuses et peu explicites pour des
non-scientifiques. Et c’est en grande partie encore le cas. Mais surtout il
nous fallait aller au devant de cette information, être attirée par elle, pour
en avoir connaissance.
Aujourd’hui nous pouvons (nous devons) nous interroger je
pense sur ce que les nouveaux dispositifs de lecture trahissent de cette
hybridation technologique des hommes.
Le dispositif de la roue à livres (Cf. illustration 1) conçu par l’ingénieur
italien Agostino Ramelli en 1588, témoigne significativement de la technicité
qui a toujours été à l’œuvre dès lors qu’il s’agissait d’améliorer l’accès à
l’écrit. Comme je le précise en général en introduction de mes cours ou de mes
conférences : « L'innovation a
toujours été motrice dans l'humanité pour l'apparition des écritures et le
perfectionnement des dispositifs de lecture. ».
Nonobstant, en affectant une des activités premières du
vivant : la lecture (de son environnement extérieur et de ses états
intérieurs), les nouveaux dispositifs de lecture toucheraient à une des
fonctions essentielles qui nous distinguerait dans le règne du vivant.
Ce qui m’a fait pendre conscience cette semaine des signes
de cyber-hybridation véhiculés par les nouveaux dispositifs de lecture, ne sont
pas tant les échos à mon opus de la semaine passée - tel le slogan du collectif
Livres de papier : « Non aux
livres-machines, non aux lecteurs-robots », ni ma constatation qu’il s’agit
en fait du risque de notre perte d’autonomie avec l’appareillage que l’on nous
vend, mais, c’est de voir sur les blogs et les réseaux sociaux certains se
répandre avec fierté dans l’exposition de leurs tablettes et autres "choses
connectées".
Quand des lecteurs exhibent leurs dispositifs de lecture
comme les peuples premiers leurs représentations totémiques, quand des lecteurs
arborent leurs dispositifs de lecture comme des substituts phalliques, les
étalent sur le web comme des organes génitaux de la communication grande ouverte,
il y a là des signes qu’il serait imprudent de ne pas interpréter.
Si vous avez la curiosité de faire une recherche avec des
expressions comme : « skin display » ou « retinal
display » (Cf. illustration 2), vous serez surpris par le nombre d’occurrences qui témoignent
des recherches en cours sur les projections rétiniennes et la peau comme
support d’affichage.
De tels dispositifs s’inscrivent dans la suite (chrono)logique,
d’une part, de la disparition des ordinateurs en faveur de tablettes tactiles,
d’autre part, d’une miniaturisation qui conduit aujourd’hui au développement de
picoprojecteurs et d’interfaces gestuelles, pour converger demain avec les
nanotechnologies.
Attestées en Eurasie depuis le néolithique (9 000 ans
av. J.-C.), les techniques de tatouage n’ont jamais cessé de se perfectionner
et d’affirmer leur palette d’expressions, que ce soit avec le body-painting (peinture corporelle), le
piercing, ou tout simplement le maquillage, et dans une autre mesure les textes
imprimés sur les T-shirts et autres vêtements que nous portons : comme
parfois la couleur des chemises (chemises rouges des garibaldiens,
chemises noires des fascistes…), les maillots des coureurs cyclistes et les
ceintures des judokas, etc.
Les bio-nanotechnologies du 21e siècle pourraient en fait
simplement remettre à fleur de peau des rêves ancestraux véhiculés par les
mythes fondateurs.
Des écrans, soient implantables à quelques millimètres sous
la peau, soient directement applicables sur la peau, comme des décalcomanies...
Robert A. Freitas Jr, chercheur à l’Institute for Molecular Manufacturing,
évoquait déjà en 1999 dans son ouvrage Nanomedicine
son projet Programmable nanodermal
display : un écran tactile qui permettrait d’afficher, par exemple sur
la paume ou le dos d’une main, des informations médicales. De par le monde des
multinationales travaillent à des projets de tatouages électroniques
susceptibles de réagir aux stimulations de l’environnement extérieur, aux
excitations de caresses sur la peau. Avec l’incorporation de telles technologies
les corps des hommes et des animaux deviendraient un jour des écrans tactiles interactifs.
Les lecteurs (lus) pourraient devenir des livres.
Vous avez déjà dévoré un livre ? Vous allez voir :
vous allez adorer.
Cela dit, au-delà des historiens du livre, qui à mon humble
avis devraient davantage faire entendre leur voix dans la période que nous
traversons actuellement de passage de l’édition imprimée à l’édition numérique,
je pense que les anthropologues, les ethnologues et les psychanalystes
devraient, eux aussi, s’emparer de cette question du devenir du livre et de ses
enjeux.
Quel avenir pour des lecteurs humains dans un monde de
"choses qui (les) lisent" ?
Le livre n'est presque rien. C'est le texte écrit de qualité qui compte. L'anomalie de l'écrit électronique est que les auteurs publient sans se faire relire ni vraiment travailler leurs textes.
RépondreSupprimerJ'aimerai un outil qui ne me présente que des e-textes atteignant une certaine qualité...
Un des avantages de l'électronique est de pouvoir marier les illustrations avec le texte, ce qui dispense un peu l'auteur et le lecteur d'efforts indispensables quand il n'y a que des mots. Mais c'est aussi une tentation-faiblesse.
L'avenir du livre c'est la constitution d'une nouvelle chaîne de création de textes-documents de qualité et leur présentation sélective au lecteur exigeant car conscient que chacune de ses minutes d'attention est comptée.
Oui... Merci pour votre lecture et pour votre commentaire. Mais en réponse à votre : "J'aimerai un outil qui ne me présente que des e-textes atteignant une certaine qualité...", je dirais que ce n'est pas tant "un outil" qu'il faudrait, que de véritables éditeurs. Pour information, j'ai déjà dénombré 82 éditeurs pure-players francophones et certains font un vrai travail éditorial de qualité. Par exemple les éditions Publie.net de François Bon publient ce que vous appelez je pense "des e-textes atteignant une certaine qualité".
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