dimanche 17 juin 2012

Semaine 24/52 : Ma bibliothèque m’appartient-elle ?

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 24/52.
 
Une nouvelle fois le trop-plein d’informations m’incite à prendre du recul.
Avec les (ex-nouvelles) technologies de la communication communiquons-nous encore ? Ou bien assénons-nous aux autres des informations, soit relayées, en provenance d’employeurs donneurs d’ordres ou de centres d’influence (lobbies, médias, marques…), soit directement issues du besoin d’affirmation, de reconnaissance et d’intégration sociales de nos propres égos ?
Une véritable réflexion sur un humanisme numérique ne pourrait je pense éviter cette question et se contenter de reprendre la tapisserie du passé, de tisser des liens avec la pensée humaniste. L’éclosion d’un humanisme numérique ne peut se fonder je crois que sur une critique radicale du monde dans lequel nous sommes contraints de vivre.
 
La voilà la génération perdue !
 
La fameuse génération perdue n’est au fond que l’expression légère d’un jeune mécanicien (relire Paris est une fête, d’Ernest Hemingway), à une époque où les mécaniciens avaient encore accès aux moteurs des automobiles et n’étaient pas comme aujourd’hui forcés d’entrer des codes informatiques dans des logiciels soumis à l’agrément chèrement acquis d’un constructeur. (Le numérique ferme autant qu’il ouvre.)
Car de fait ses représentants, à cette génération prétendument perdue : Ernest Hemingway, John Steinbeck, Dos Passos, F. Scott Fitzgerald, Ezra Pound, Sherwood Anderson, Waldo Peirce, Sylvia Beach, T.S. Eliot et Gertrude Stein, ont accédé à la reconnaissance et même à la notoriété post mortem.
 
La véritable génération perdue n’est-elle pas en train de se perdre en se fracassant contre les chasses gardées de la diffusion/distribution du livre, l’accès au marché, aux lecteurs ?
Quelle réelle audience, en effet, pour un auteur autoédité francophone en 2012 ?
Je veux entendre par “réelle audience” : un lectorat suffisant pour que l’auteur s’estime dignement et suffisamment payé en retour de son travail d’écriture (et de mise en forme, de promotion, etc., puisqu’il s’agit d’autoédition), et pas seulement payé en argent, mais aussi en reconnaissance et en notoriété, en accès aux médias, etc.
Combien d'auteurs restent inconnus, rejetés des éditeurs traditionnels, ou mal publiés et mal diffusés par des éditeurs indépendants (qui eux-mêmes se fracassent contre les chasses gardées de la diffusion/distribution du livre, l’accès au marché et aux médias), ou numériques (pure-players dont certains peuvent confondre promotion et spam, ou penser qu’être présent sur les sacro-saints réseaux sociaux solutionnerait tout comme par miracle), mais combien d'auteurs autoédités sont en vérité exploités par des prestataires de services malhonnêtes, ou tout simplement perdus dans le flux de leurs compagnons de mauvaise fortune, et où celui qui fait le plus de buzz n’est pas forcément le meilleur. Combien ?
 
Moi-même, face à cette situation déplorable, et bien que lisant généralement plusieurs livres par semaines : -1- je ne prends pratiquement jamais le risque de lire un auteur autoédité (même si je sais courir du coup le risque de passer à côté de véritables talents et de me limiter à une littérature de classiques ou formatée par la pensée dominante) ; -2- je ne conçois pas pour l’instant de m’autoéditer pour publier les textes que l’édition traditionnelle me refuse.
 
Et puis il y a la nature humaine…
 
L’intrusion d’outils numériques dans la chaîne de fabrication, de diffusion et de commercialisation des livres n’a pas que des avantages, loin de là ! Une face obscure se précise, de sa bouche ces mots sortent au grand jour : désappropriation, contrôle, profilage, restriction d’accès...
Il est incontestable, pour quiconque observe avec un peu d’attention et de suivi ces fameux “réseaux sociaux” qui feraient la pluie et le beau temps, que les tensions s’exacerbent entre les différents acteurs de l’interprofession du livre. Les auteurs notamment, exclus des accords commerciaux qui se partagent les revenus de leurs travaux, relégués, méprisés, commencent à gronder. Certains relancent le SELF (Syndicat des Ecrivains de Langue Française). (Mais bien sûr les agents de l’ancien monde sont à l’œuvre et œuvrent assez efficacement pour maintenir l’expression des revendications sur le tapis de jeu et faire en sorte que la partie continue à se jouer avec les règles écrites par ceux qui au final gagneront.)
Cela dit, nous assistons à une désolidarisation que, pour ma part, je déplore.
 
Cependant que cet outillage invisible travaille à réguler notre liberté d’esprit de plus en plus hypothétique, la culture numérique rencontre elle une opposition féroce des empires économico-industriels du siècle passé et des nouveaux pouvoirs qui se structurent en cherchant à structurer le monde de demain. Mais elle inocule aussi dans la société de puissants antidotes.
Des notions essentielles à la vie en sociétés reviennent à la surface. Le rapport entre des droits légitimes de propriété et le libre accès aux biens communs. (Alors que ce 12 juin 2012 nous a quitté Elinor Ostrom, première femme à obtenir un Nobel d’économie en 2009 précisément pour ses travaux sur les biens communs. Lire le texte d’hommage de ce 14 juin d’Hervé Le Crosnier). La question aussi, particulièrement épineuse, de la juste rétribution du travail se pose, avec une acuité accrue et particulièrement dans les domaines artistiques et dans le cercle élargi des auteurs de l’écrit. 
 
Et puis il y a la nature humaine, lente à se dégrossir, à s’extirper de ses réflexes archaïques. Que voulons-nous en 2012 pour le livre ? Le beurre et l’argent du beurre et le sourire, voire plus si affinités, de la crémière !
Bien évidemment que nous sommes tous des gentils et que nous voulons que les auteurs soient dignement rémunérés et ce d’autant plus que nous avons certainement nous-mêmes plus ou moins la certitude d’en être, ou que nous devrions en être, de ces auteurs, mais quel prix sommes-nous prêts à payer un livre, quel différentiel nous semble juste entre sa version imprimée et sa version numérique, ne serait-il pas juste que les classiques de la littérature mondiale soient traduits dans toutes les langues et librement accessibles à tous au titre de patrimoine culturel universel de l’humanité ?

Je veux que ma bibliothèque m’appartienne, je refuse qu’un opérateur désincarné dans des algorithmes puisse me profiler à partir de mes lectures, m’en recommander certaines et me cacher l’existence de combien de livres qui m’apporteraient, dont la lecture seule m’enrichirait, tant pour me parfaire, que pour explorer et découvrir la variété des sentiments humains, m’exercer à développer et à fortifier ma liberté d’esprit, je ne veux pas que ces opérateurs non-humains aient accès à ma bibliothèque pour en effacer du contenu, mes livres ne sont pas que des contenus, des données, du data, pour plusieurs d’entre eux leur lecture et leurs relectures parfois ont fait dates pour le lecteur que je suis, je refuse d’être le pantin passif d’opérateurs numériques.
 
Mais je veux cependant que l’outil informatique me donne en permanence et pour presque rien accès à tous, j’écris bien tous, les livres que je souhaite lire ou seulement consulter, et ce dans l’instant, et avec des fonctionnalités fiables de recherches plein texte et de traductions notamment, et généralement je désire que tout cela soit gratuit, oui gratuit, tout en voulant, comme auteur, que mon travail me soit dignement rémunéré ! Faible nature humaine ! Pauvre de moi ! Dans un monde idéal cela serait peut-être possible. Je précise “peut-être” car rien ne prouve qu’un monde où cela serait effectivement possible, serait effectivement un monde idéal. La question se pose justement.
 
Un vrai humanisme numérique devrait je pense ré-enchanter notre monde désacralisé par la fausse communication et la consommation de masse. Il devrait refuser l’asservissement de l’homme par de nouvelles chaines (smartphones, iPad, Kindle, etc.).
Le livre, en tant que véhicule (sous sa forme actuelle) des valeurs humanistes depuis le premier siècle de notre ère, en tant qu’outil symbolique au service de l’élévation de l’homme, est aujourd’hui au cœur des enjeux.
Le livre est le lieu où se livre une bataille terrible, dont la rumeur commence à s’entendre à qui y prête l’oreille.
 
Selon comment se réalisera le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, le monde évoluera vers plus de liberté, d’égalité et de fraternité, ou bien il repartira dans un cycle de tourments et de tourmentes.
 

1 commentaire:

  1. Tous les pb et défauts évoqués existent déjà avec les versions papier. Suffit de discuter qq minutes avec un bon échantillon de lecteurs.

    Ils lisent ce que leurs copains, leurs libraires et leurs magazines littéraires ou la télé leur disent de lire.

    L'avantage énorme, encore potentiel, de l'internet et du livre électronique, est de nous permettre de créer, pas en un jour ni sans tâtonnements, des chaînes internationales (et plus limitées aux quartiers ou chapelles), de lecteurs fiables et adaptés à ce que nous cherchons dans les écrits non banalisés ou du fil de l'eau (comme les journaux et les blogs ou autres).

    Notre problème est de construire une nouvelle rigueur dans le temps et l'approvisionnement que nous accordons aux différentes lectures et écritures.

    N'ayant pas de projet d'écrire pour les autres, je n'ai pas de pb de rémunération. Mais j'ai constamment le pb de quoi-qui lire pendant combien de temps. Et je suis prêt à payer ce temps de lecture, et ce service de sélection intelligente. Mais je n'aime plus payer un volume à un prix forfaitaire, indépendamment du temps que je passerai à le lire. Je suis même d'accord pour repayer quand, de temps en temps, le livre-auteur a été particulièrement intéressant. Payer l'artiste à la fin a toujours existé.

    Pour ce qui est de la propriété, il me suffit que quand je reprends un livre que j'ai déjà payé, mon e-libraire ne me le refasse pas payer ou qu'il ne me fasse payer que le temps passé.

    En gros, l'internet et les e-contenus apportent plein de potentiels d'améliorations du temps que nous consacrons à nous informer en lisant.
    Mais c'est pas encore là. Mon e-Libraire omni-intuitivement fort à bien me conseiller pour mon bon mix de lectures pour tous mes centres d'intérêts, n'est pas encore là. Il faudrait essayer.

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