Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 22/52.
Plusieurs événements récents m’incitent à essayer de revenir
aux fondamentaux.
L’instabilité logicielle des technologies numériques place
l’utilisateur que je suis en position de faiblesse. Face à un écran noir, notre
sentiment de vulnérabilité augmente et nous rappelle à notre condition de
mortels. Pire que devant la page blanche je trouve, car là d’un coup la
maîtrise de l’outil nous manque.
C’est pourquoi il est urgentissime je pense d’enseigner dans
les écoles, au plus tard dès le collège, les principaux codes informatiques,
ces langages de programmation (et la formule en dit long : langage de
programmation !). Nous courons sinon le risque de produire en masse des Bêta,
voire des bataillons de Gamma tout droit sortis du Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley.
Un humanisme numérique ?
J’ai commencé cette semaine la lecture de l’essai de Milad
Doueihi, Pour un humanisme numérique (version ebook chez Publie.net)
dont, je ne sais pourquoi, je m’étais tenu éloigné jusqu’alors. Je reviendrais
peut-être sur cette lecture en cours dans les semaines à venir. La perspective
historique qu’adopte Milad Doueihi, les notions de spatialisation et
d’hybridation qu’il développe, se retrouvent dans mes réflexions.
Mais il faut je pense en revenir carrément aux fondamentaux,
et du codex, et du commencement de l’aventure de l’humanité pensante
avec l’acquisition du langage articulé et la réflexion sur soi.
Je l’ai déjà dit : les anthropologues de l’écriture et
de lecture devraient s’exprimer sur la crise de croissance que le livre
traverse. Il s’agit, en quelque sorte si je puis dire, de poursuivre la phrase,
la geste inachevée de Gutenberg et des premiers typographes. Car pour ne pas
sombrer dans un asservissement de l’homme soumis à un unique média de masse, codant
sa conduite dans une société panoptique, il faudrait qu’il y ait à la fois continuité
et transcendance et que nous allions, en effet, vers un humanisme numérique.
Dans ce contexte revenir aux fondamentaux serait pour moi
questionner à nouveau la (les) surface(s) sur laquelle nous écrivions. C’est la
notion de page, historicisée depuis les tablettes mésopotamiennes jusqu’aux
liseuses de cette année 2012. Reprendre sous un autre angle peut-être
l’approche de Pascal Quignard dans Petits traités I. Ou bien embarquer
sur cette caravelle des « solides de langues » qu’il évoque.
Un horizon sonore ?
De la page comme surface cultivable qu’un seul regard peut
embrasser, au recto verso de feuilles reliées, en passant par la partie du
rouleau avec ses deux colonnes de texte offertes à la lecture, qu’est-ce qui
aujourd’hui remet la page en jeu ?
J’ai longtemps pensé que c’était sa réinscriptibilité.
J’étais dans l’erreur. Les tablettes d’argile étaient réinscriptibles tant
qu’elles n’avaient pas été séchées au soleil, el les tablettes de bois évidées
et emplies de cire des Romains de l’Antiquité, lesquelles étaient reliées avec
des lanières de cuir, l’étaient également. D’ailleurs les palimpsestes
attestent de la poursuite sur parchemins de cette pratique tout au long du
moyen-âge.
La perte du recto/verso ? La présentation d’une surface
unique, et la tabularité — la
composition du texte en plusieurs modules autonomes mais interdépendants les
uns des autres, sont également d’anciennes pratiques attestées.
« L’écriture, écrit Pascal Quignard [XVIIe
Traité : Liber], tout à la fois matérialise et rompt en morceaux la
langue jusque-là continue, magique, venteuse, invisible, aérienne. L’écriture
précipite la langue. Le livre est le seul précipitat de langue.
« Liber » est le nom de cette cristallisation et de ce démembrement
des parties de la phrase parlée. ».
La connexion peut-être. Les hommes et les textes ont
toujours été connectés. Mais entre la roue à livres et l’hypertexte il y a
incontestablement un progrès technologique.
De nouvelles pratiques d’écritures collectives et de
lectures sociales se cristallisent.
Les auteurs et les lecteurs qui arrivent encore à se tenir à
distance ne vont bientôt plus pouvoir nier la porosité de plus en plus
importante entre l’univers physique du livre et ce méta-univers, qui prend
forme par la magie d'une nouvelle écriture : le code informatique.
Un univers
parallèle, avec ses galaxies de l’imaginaire et des fictions littéraires, se
rapproche et va fusionner avec ce que nous appelons “notre réalité”.
L’écrit (re)devient continu, magique, venteux, invisible, aérien.
Émis depuis des satellites ou fusant dans des fibres
optiques, le texte est aujourd’hui un flux continu de données véhiculé par l’électricité et la
lumière.
Le sentiment d’immersion qui nous est apporté par certaines lectures va
devoir se mesurer à l’aune de nouvelles expériences trans-immersives d’écoute
du monde, de lectures moins intellectuelles et plus perceptives peut-être,
sensibles, qui marqueraient le passage du lecteur vers une symbiose, puis une osmose,
avec la respiration des codes (langues et nombres).
Il ne me semble pas évident de confondre écriture, lecture et diffusion-accès des textes.
RépondreSupprimerL'écriture est devenue numérique avec clavier et peut être reconnaissance vocale. Les interactions entre la pensée, les gestes et le résultat sont devenues très rapides. Cela change forcément beaucoup, notamment l'émergence du style.
La lecture est beaucoup moins changée, sauf que nous lisons plus, et que le texte mord sur la parole.
Il est beaucoup plus facile d'écrire et de diffuser du texte. C'est une 2ème démocratisation après celle de l'imprimerie et de l'école pour tous, qui portait sur la lecture.
Ce qui manque c'est le filtrage intelligent de ce que nous lirons en fonction de nos critères du moment.