lundi 22 octobre 2012

Le monde, didascalie des romans

Dans El ultimo lector (qu'avec licence nous pourrions comprendre en français, soit comme : le dernier lecteur, soit comme : le lecteur ultime, dans le sens de suprême, qui ne saurait être dépassé), David Toscana nous met face à nos propres responsabilités de lecteurs.
Son personnage de bibliothécaire est exemplaire en ce sens que c'est dans les livres, dans la littérature, dans la fiction, qu'il cherche les clés de lecture du monde.
A titre purement personnel, je serais bibliothécaire, que ce personnage-là serait pour moi un véritable modèle.
Si son environnement est énigmatique (il me rappelle quant à moi, par certaines résonances subtiles, celui de "La femme des sables" de Kôbô Abe), le nôtre l'est-il moins ?
 
Revaloriser le statut de lecteur
 
La réflexivité de la lecture, la conscience de lire (je sais que je lis et que ce que je lis me rappelle d'autres lectures ou me ramène à des situations vécues par moi ou par d'autres...) est certainement, avec le rêve, l'une des expériences les plus singulières que nous pouvons vivre.
Le problème est peut-être que le statut de lecteur n'a jamais été véritablement valorisé. Un lecteur est considéré comme quelqu'un(e) qui passe (voire perd) son temps à lire. Par l'interprofession du livre il est souvent considéré comme un acheteur, comme un client, comme un consommateur.
Or le lecteur, comme sujet, entreprend un voyage symbolique osé, singulier, au cours duquel il opère en vérité comme un véritable passeur de sens.
Tourné vers le récit (l'écrit, imprimé ou numérisé, est une trace de la parole qui conte - et compte, l'écrit marque la parole dans son absence même), tourné vers l'écrit donc, le lecteur-sujet se retourne vers le monde et revient à lui, en tant que lecteur porteur d'une expérience à même de modifier son propre regard sur ce monde souvent difficilement lisible.
L'expérience consciente et assumée de la lecture peut ainsi permettre au lecteur de transformer son expérience du monde, en la faisant passer d'un plan intellectuel, à celui d'un champ romanesque à cultiver, justement par ses lectures permanentes, et dans lequel il peut être un personnage actif, voire un auteur, l'auteur de son histoire, de sa légende personnelle qu'il saura alors découvrir dans ses lectures.
 
Il faudrait peut-être, et peut-être les facteurs de dématérialisation et de déstabilisation du livre et de lecture qui sont actuellement et depuis quelques années déjà en action, le permettront-ils, il faudrait réduire la fracture entre fiction et réalité.
Pour l'espèce fabulatrice à laquelle nous appartenons (relire "L'espèce fabulatrice", de Nancy Huston, Actes Sud éd., 2008), le monde dit "réel" n'est en fait qu'une immense didascalie des romans que nous nous racontons sans cesse, que nous les écrivions ou pas d'ailleurs.
Nous devrions aussi faire en sorte je pense, que ce passage de l'édition manuscrite à l'édition numérique, soit lui aussi littérature, c'est-à-dire qu'il fasse littérature, pour que précisément la littérature s'immisce dans ce qui se cristallise aujourd'hui autour de pratiques nouvelles, celles que nous découvrons tous dans l'utilisation de petites machines à lire et de vastes réseaux d'échanges, dans l'abolition aussi de ce que, depuis quelques siècles, nous appelions "livre".
 
Quoi qu'il en soit, et même si vous n'êtes pas d'accord avec ce point de vue, ce livre paru en 2009 aux éditions Zulma, "El ultimo lector", sous la plume d'un auteur mexicain, David Toscana (traduit par François-Michel Durazzo), est un grand livre. Le rabat de sa couverture ne ment pas en disant qu'il s'agit d'un : "roman jubilatoire, où toutes les interrogations sur les enjeux de la fiction nous ramènent à la grande tradition du réalisme magique sud-américain des Garcia Marquez ou Juan Rulfo".
Je vous conseille donc de le lire et de vous comporter comme ce bibliothécaire qu'il met en scène ;-)
 

4 commentaires:

  1. Le lecteur extrême ?
    Personnellement, je ne lis plus de romans depuis mes 13 ans...
    justement parce que la fiction donne une idée globalement fausse du monde et des humains, car vus par le prisme d'une personne, qui écrit peut être bien, mais sans compétence particulière sur le monde, ses mécanismes multiples, psy, socio...

    cela ne veut pas dire que lire un roman n'est pas un plaisir,
    mais très déformateur et addictif vs le monde réel.

    RépondreSupprimer
  2. @ sglsgl : Je ne suis pas certain qu'à 13 ans on puisse avoir une idée juste et exhaustive de ce que la fiction peut apporter ou pas pour décider d'une ligne de conduite que l'on suivra ensuite toute sa vie ;-)
    Je vous conseille de lire "L'espèce fabulatrice" de Nancy Huston (*c'est un essai*).
    Mais un débat sur ce sujet serait intéressant un jour, nos deux points de vue pouvant chacun être argumenté et documenté, tout en étant divergents.

    RépondreSupprimer
  3. Pour ma part, je serai ravie d'assister à cet échange.
    Il me donnerait peut-être un début d'argumentaire à opposer aux prescripteurs que les faux-fuyants élimés des élèves désespèrent.
    (Documentaliste en lycée, j'assiste à des stratégies d'évitement des lectures qui me laissent songeuse...)

    RépondreSupprimer
  4. @ C. Bernard, "des stratégies d'évitement des lectures" : derrière sa simplicité apparente la formule tape juste et nous devons nous interroger je pense et faire la part des choses entre les nouveaux dispositifs et les nouvelles interfaces de lecture qui permettent de contourner et d'annihiler en partie ces stratégies d'évitement de la lecture, et celles et ceux qui en sont des avatars ;-)
    Je serais curieux de connaitre quelques-unes de ces stratégies d'évitement que vous évoquez ? (Vous pouvez me répondre par mail si vous souhaitez, cf. lien en haut de la colonne de droite) :-)

    RépondreSupprimer