dimanche 5 août 2012

Semaine 31/52 : Mangeur de livres

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition. Ce post est donc le 31/52.

Cette semaine, comme les trente semaines qui ont précédé, j’ai été amèrement confronté à l’atmosphère des vendeurs de livres. Difficile à définir, il ne s’agit pas de personnes précises, mais d’un climat dans lequel je me trouve contraint. Ceux qui travaillent dans les abattoirs éprouvent-ils un dégoût pour la viande ? J’ai l’impression que mon travail en prospective du livre en dégoûte plus d’un ; peut-être n’est-ce que de la rancœur de ma part, ou une certaine lassitude. Alors passons…
Plus important : j’ai encore cette semaine fait l’expérience de la sérendipité. Une succession de circonstances fortuites sur mon emploi du temps m’a conduit à découvrir un livre qui s’avère capital à mes réflexions.
Une nouvelle fois ce fait me prouve l’ineptie criminelle des recommandations algorithmiques que le web tente de nous imposer. Criminelle, car il ne s’agit que d’une basse manœuvre commerciale qui aboutit en fait à un appauvrissement culturel et à un contrôle de nos lectures : vous avez acheté tel livre alors achetez tel autre, vos amis ont aimé tel livre vous l’aimerez surement. Baste !
Le livre dont il est question, de Frédérique Leichter-Flack (Alma éd., 2012) : "Le laboratoire des cas de conscience", montre bien en effet comment certaines fictions littéraires nous apportent des outils symboliques pour nous orienter dans la vie réelle. C’est là une belle illustration de la médiation de la littérature, aspect que nous négligeons en général, et, en particulier, dans le contexte actuel d’un passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, laquelle, si nous nous basons sur la production actuelle des éditeurs pure-players, semble négliger de plus en plus le texte au profit d'images, de vidéos, d'animations.
 
Bibliothérapie à marée basse
Fondée en Alabama en 1924 par la bibliothécaire Sadie Peterson Delaney, Franklin M. Berry dans son ouvrage Analysis of processes in bibliotherapy définit ainsi la bibliothérapie, en 1978 : « Par bibliothérapie on entend un ensemble de techniques permettant de structurer une relation interactive entre un facilitator (médiateur / thérapeute) et un participant, cette relation étant, d'une certaine manière, fondée sur un partage mutuel de la littérature, au sens le plus large possible. ».
Mais chez nous les stigmates du bovarysme — identification excessive à un personnage de fiction, fuite dans l’univers romanesque pour compenser un quotidien frustrant, ont bien marqué les esprits rationnels, et il est toujours difficile aujourd’hui de dépasser ce préjugé pour envisager sérieusement les effets positifs que peuvent avoir de tels phénomènes de projection, et ce que la lecture immersive peut apporter de positif à la construction de sa personnalité.
La psychologie nationale incline davantage à l’auto-thérapie, par une pratique incontrôlée d’écrivant, qu'au recours à la bibliothérapie dans une posture assumée et réfléchie de lecteur.

Au milieu du 18e siècle l’on a constaté dans l’Europe de l’Ouest — en Angleterre, en France, puis en Allemagne, une véritable révolution culturelle, que les historiens désignent carrément sous le nom de « rage de lire », allant même jusqu’à parler parfois d’une : « épidémie collective de lecture » (Histoire de la lecture dans le monde occidental, collectif sous la direction de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Éditions du Seuil, 2001). Ils expliquent cela par le passage d’une lecture intensive (peu de livres, souvent religieux ou philosophiques, régulièrement relus), à une lecture extensive (beaucoup de livres, souvent des romans, lus une seule et unique fois).

Aujourd’hui les outils informatiques permettent de pratiquer une lecture hyper-extensive.
La fureur de lire, qui aujourd’hui trouve sans doute un débouché sur le web, reste cependant tue, et elle n’est pas véritablement distinguée des autres pratiques des internautes (visionnage, écoute et/ou téléchargements, de musiques, de  vidéos, de jeux…). Naviguer sur le web, les blogs, utiliser les moteurs de recherches, les flux RSS, envoyer et recevoir des courriels, pratiquer les réseaux sociaux, c’est pourtant nécessairement lire.
 
Le devenir de la médiation de la littérature et l’explosion des pratiques de lecture sont deux facettes que nous devrions observer de très près je pense.
  
 
 
Dans sa toile L'opération burlesque, Jérôme Bosh représente une sage-femme, un livre en équilibre sur la tête (c’est là mon interprétation personnelle de ce tableau).
Dans La bibliothèque, la nuit…, ou alors dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel cite quelques cas de possessions par les livres, pour lesquels nous sommes en droit de penser qu’il ne s’agit peut-être pas exclusivement là d’une folie de la lecture, mais également en partie tout au moins, d’une folie de la possession de livres. Je ne retrouve pas ces passages qui se sont pourtant imprimés dans ma mémoire. Des fous de livres qui érigent leur bibliothèque en cocon, en utérus de papier ; d’autres qui l’organisent comme un univers, ou comme une encyclopédie, ce qui est presque la même chose.
Il se pourrait bien que pour beaucoup de lecteurs leur bibliothèque soit comme un exosquelette ; il se pourrait bien que s’il était possible pour eux de le réincorporer, ils puissent alors parvenir à l’unité qui leur permettrait de vraiment exister dans le monde ordinaire ; plus seulement par rapport aux textes, mais dans le contexte.
 
Moi, qui suis un peu comme eux, je n’ai trouvé pour l’instant que deux possibilités pour vraiment manger mes livres. Soit, les brûler pour en mélanger les cendres à ma pitance quotidienne, soit, les laisser macérer longuement dans de l’eau-de-vie, ou du vin rouge.
Que trouverais-je si je sautais le pas de la raison et que je me lançais effectivement dans cette entreprise de manger les centaines de livres de ma bibliothèque, en 2012, à Paris, en plein été ?
 
Prise au pied de la lettre, la métaphore du lecteur qui « dévore un livre » ne manque pas de sel, si l’on songe aux phénomènes de projections et d’intériorisations qui ont été à l’œuvre dans les processus d’acquisition de la lecture par l’espèce humaine : les bulles-enveloppes, vers 3200 ans avant notre ère, externalisations de la cavité buccale, de la bouche qui renferme les mots avant qu’ils ne deviennent paroles ; les globules, premières pièces de monnaies d'électrum au septième siècle avant notre ère, externalisations de l’œil [sur ces deux points se référer aux travaux de Clarisse Herrenschmidt] ; la lecture silencieuse rendue mentalement possible par l’intériorisation de l’espace théâtral [Jesper Svenbro], l’espace scriptural devenant une scène ; le papier après le parchemin comme projection de la peau humaine tatouée, scarifiée…
C’est pourquoi je pense, sans toujours le formuler lorsque l’on m’interroge sur le devenir des bibliothèques publiques, qu’elles devraient, en elles-mêmes, être envisagées puis dévisagées comme des livres, des encyclopédies.
 
Semaine après semaine je reste cependant subjugué de constater combien peu, dans l’interprofession du livre, sont apparemment soumis à ces influx de la lecture. Le métier, le pain quotidien à gagner, le train de vie à mener, les signes extérieurs de richesse à exhiber, l’entreprise à sauver, tissent une camisole à la folie de lire. Je crains fort de réaliser un jour que tous ces gens qui m’environnent dans mon activité de recherche en prospective du livre, ne lisent pas en fait, ou très peu. Ils n’ont pas le temps. Quant aux autres…
 

jeudi 2 août 2012

Le lisible vs le visible, ou (ne pas) "Montrer l'écrit comme spectacle..."

Une réflexion tranchée de Pascal Quignard, qui fait écho à mon travail, alors que de plus en plus d'éditeurs pure-players tendent à produire des livres numériques avec de moins en moins de texte et de plus en plus d'images, de vidéos, d'animations... 
 
"Toute image est à proscrire dans les livres qu'on ouvre et dans la lecture desquels on se plonge -- sinon celle de l'écrit lui-même -- par la simple raison qu'elle se substituerait à la lettre qui s'efforçait de suppléer à son défaut. Il est 1. contradictoire, 2. vain de demander au signe qu'il se transporte dans l'objet à quoi il réfère, car la signification est ce transport même ; c'est par voie de conséquence demander au signe qu'il se répudie comme signe ; c'est astreindre l'écrit à sa mort. L'image coupe l'herbe sous le pied qui est le langage. Montrer l'écrit comme spectacle : s'il apparaît, il s'anéantit ; il commence à être visible ; il cesse d'être lisible [...] Pour reprendre le verbe dont usait Gustave Flaubert, la mise en images "tue" les mots, puisqu'elle prétend se ressaisir de ce qu'ils avaient abstrait dans l'immédiateté continue pour le réintroduire dans l'univers physique."
Extrait de Petits traités I, Pascal Quignard, Folio, VIIe Traité : Sur les rapports que le texte et l'image n'entretiennent pas, pp. 132-133.
N.B. : C'est moi qui souligne.

Dans le contexte du passage de l'édition imprimée à l'édition numérique, la question se pose : et si maintenant le spectacle gagnait aussi le livre, le texte, l'écrit ?

mardi 31 juillet 2012

De l'arbre au labyrinthe, ou "Considérons le contexte comme si c'était un texte"

"Dans le fond, un texte obscurcit cette immense portion du monde auquel il ne s'intéresse pas ; et il la recouvre d'une couche de plâtre ; aux images que nous avons du monde, il substitue celles, propres et exclusives, de son univers possible, de sorte qu'avec beaucoup d'attention et un grand effort de l'esprit, elles s'impriment [sic] et dominent dans notre imagination. Cela fonctionne mieux encore si nous lisons le texte (ou le regardons, si c'est un texte visuel) comme si nous nous isolions avec lui et en lui "dans les ténèbres et dans la quiétude de la nuit", de sorte que "l'idée vive et intense" des nouvelles images "chasse les premières Idées". Un texte, dans la mesure où il nous absorbe, fait place nette du monde qui existait avant lui, dont il ne parle pas, auquel il ne fait aucune référence, comme si son discours était "une grande tempête de vents, de grêles, de poussières, qui ruine et inonde maisons, temples et lieux, qui confonde toute chose", comme s'il était, par rapport au monde extérieur, "un Homme ennemi... [qui] avec un groupe de compagnons armés, entre et passe impétueux à travers les Lieux, et avec des fouets, des bâtons et des armes chasse les idoles, frappe les personnes, fracasse les images, fasse fuir par les portes et sauter par les fenêtres tous les animaux et les personnes mobiles qui étaient dans les lieux" ; et qu'il nous présente à la fin un autre univers, à sa façon..."
Extrait de : De l'arbre au labyrinthe - Etudes historiques sur le signe et l'interprétation, Umberto Eco, Grasset éd., Biblio essais "le Livre de Poche", p. 138.
 
Dans le contexte du passage de l'édition imprimée à l'édition numérique, le rapport au texte, et notre rapport de lecteur à la lecture du texte et du contexte, sont remis en question.
Et si nous lisions ce contexte du passage de l'édition imprimée à l'édition numérique comme s'il s'agissait d'un texte ?
(C'est au fond ce que j'essaye de faire avec la prospective du livre et de la lecture.)

lundi 30 juillet 2012

30 semaines de réflexions sur les mutations du livre et de la lecture...

Depuis le 08 janvier 2012 je développe une chronique hebdomadaire dans laquelle j'essaye, ici et tant bien que mal, d'articuler les évènements des semaines écoulées avec les problématiques de la prospective du livre et de la lecture, et avec mes espoirs et révoltes du moment également.
Pour celles et ceux que cet effort intéresserait, qui auraient "raté un épisode" ou souhaiteraient une vue d'ensemble des chroniques à ce jour, le sommaire ci-après les conduira vers les différents posts : 

      

Moutons et perroquets
Semaine 02/52 :
Le livre à l’école du futur
Au seuil d'un autre monde
Semaine 03/52 :
Vers le biolivre ou le plasmabook ?
Je deviens peut-être un peu fou
Les droits des lecteurs menacés
Les droits des auteurs toujours bafoués
La partie immergée de l’iceberg
Semaine 05/52 : D’une possible trans-littérature dans le récit transmédia
Un monde en développement…
Nous sommes le Livre
Semaine 06/52 : Le Livre Absolu
Avatars de chair et Livres de pierre
Du lecteur au personnage sur la scène du monde
Saint-Germain-des-Prés en état de siège ?
Pendant ce temps l’histoire s’écrit…
Et si le hasard n’existait pas ?
Semaine 08/52 : Je est une bibliothèque
Le volume, ce ferment…
Je suis un bipède, un (dé)lire sur pattes
Les grands cimetières sous les livres…
Semaine 09/52 : De la diffusion à l’infusion
Psychogéographie et ubiquité
Comment qualifier cette naissance à la noospshère ?
Un prodige agissant. Une seconde Renaissance ?
Semaine 10/52 : Primauté des articulations
Une semaine "sérendipitielle" de remise en questions
Des phrases qui articuleraient notre présence au monde
« O tempora, O mores » - « Ô temps, ô mœurs ! » (Cicéron)
Des robots indexeurs et prescripteurs
Au-delà de tous les livres LE Livre dont nous sommes les héros
J’aurais besoin que mes avatars m’aident
Semaine 12/52 : Le livre comme objectif
Danger si le livre nous devient étranger
Ne plus rien attendre des professionnels du livre
Semaine 13/52 : Troubles à l’ordre public Bd St-Germain
Quand le 19ème revient hanter mes nuits
Ceux qui font tourner les manèges
Semaine 14/52 : La Grande Pâque à Singe-des-Prés
Immobile près de la rue Grégoire-de-Tours
Mais je suis une grenouille !
Semaine 15/52 : L’obsolescence du livre
Transfiguration du lecteur
Craindre un évanouissement de la lecture
Semaine 16/52 : Une vraie ambition pour le livre et la lecture !
La peste ou le choléra ?
Mais que serions-nous en droit de revendiquer ?
Semaine 17/52 : Cette semaine je me suis fait insulter par un éditeur !
Un baromètre trop optimiste
Pourquoi me laisserais-je insulter par un directeur de collection ?
Semaine 18/52 : Pas Occupy Saint-Germain-des-Prés
Le collectif Livres de Papier
Du loup blanc au mouton noir
Semaine 19/52 : Le lecteur chimérique
La rétractation technologique
La rétine et la peau
Semaine 20/52 : Le livre devant soi
Et j’appris un jour à lire…
Semaine 21/52 : Le livre imprimé comme chrysalide
Être ou ne pas être héroïque ?
Semaine 22/52 : Lire, de la symbiose à l’osmose
Un humanisme numérique ?
Un horizon sonore ?
Semaine 23/52 : L’utopie qui se dessine pour le livre
Utopie ou dystopie ?
Semaine 24/52 : Ma bibliothèque m’appartient-elle ?
La voilà la génération perdue !
Et puis il y a la nature humaine…
Semaine 25/52 : Je préfèrerai ne pas…
La désobéissance intellectuelle
En veux-tu ? En voilà !
Semaine 26/52 : Le pouvoir hallucinogène de la lecture
Quand je lis…
Lire avec un casque !
Semaine 27/52 : Et si l’écriture disparaissait ?
Quand la réalité rattrape la lecture
Vers une civilisation post-alphabétique
Semaine 28/52 : Futurologie du livre
Je me souviens la troisième phrase
Semaine 29/52 : L’impressionnisme de la lecture
La voix de son maitre
Ce qui fait image
Semaine 30/52 : Pourquoi je m’interdis l’autoédition
Tous ont droit. Mais où est leur devoir ?
La mutation de l’espèce

dimanche 29 juillet 2012

Semaine 30/52 : Pourquoi je m’interdis l’autoédition

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 30/52.
 
Pas une semaine depuis que je me suis lancé dans cette chronique, pas une semaine sans qu’une information ne vienne révéler une prise de position ou un investissement des compétiteurs de l’édition numérique sur le marché de l’autoédition.
Cette semaine la plateforme d’autoédition FastPencil signait un partenariat avec la première chaine de librairies américaines Barnes & Noble. Récemment l’un des plus importants éditeurs américain, Pearson, a racheté une autre plateforme d’autoédition, Author Solutions Inc., et même le célèbre Projet Gutenberg de Michael Hart vient de lancer sa propre plateforme d’autopublication.
Comme le rappelle Hubert Guillaud : « Pearson n'est pas le seul éditeur à posséder sa plateforme pour accueillir les auteurs. Harper Collins possède Authonomy. Et le rachat de site d'autopublication semble bien être la nouvelle mode... Car il n'y a pas que les éditeurs que ces plateformes intéressent. Les gros libraires électroniques également cherchent tous à avoir une plateforme pour que les auteurs puissent publier facilement leurs œuvres (et qu'eux puissent les vendre via leurs appareils et leurs librairies en ligne... bien sûr). Barnes & Noble dispose de Pubit. Amazon a son Kindle Direct Publishing (ainsi qu'Audible pour les audio books et CreateSpace). Apple a lancé iBooks Author pour simplifier l'accès à iTunes Connect. Kobo vient de lancer Writing Life… » (Source : Les plateformes d’autopublication sont-elles l’avenir de l’édition électronique ?).

L'autopublication est le secteur du livre qui connaît la plus forte croissance, laquelle est par ailleurs certainement emblématique du développement dans la population des outils logiciels et des TIC.
A en croire l’actualité et les fruits de mon travail de veille, ce phénomène pourrait s'imposer comme un nouveau paradigme dans les prochaines années. Ce ne serait certes alors qu'une forme de retour aux sources, mais qui pourrait cependant en prévoir les effets de nos jours, dans des sociétés fortement alphabétisées et de plus en plus équipées en solutions technologiques ?
Le fait que cette question ne fasse pas l'objet d'un véritable débat de société marque selon moi un renoncement collectif à réfléchir l’avenir que nous construisons. A moins que nous laissions plus ou moins volontairement à d’autres le soin de restructurer le marché du livre et que nous ne fassions pas le lien entre la circulation des livres et celles de la parole et des idées. De la liberté de parole et de la liberté d’esprit.

Tous ont droit. Mais où est leur devoir ?
 
De plus en plus rares sont les lecteurs qui ne cèdent pas à la légitime tentation de l’écriture. L’injonction du Comte de Lautréamont se réalise : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. ».
Mais pour avoir moi-même commis jadis quelques crimes en poésie, je m’interroge sur le mal que font à la poésie tous ces poètes autoproclamés, aux rangs desquels je me suis stupidement compté il y a quelques années. Tous les tableaux peints ne sont pas des peintures et la fête de la musique n’est pas celle de sa muse.
C’est dommage, mais force nous est de reconnaître que ni le talent ni le style ne sont distribués en une répartition égalitaire. Cela ne se décrète pas, ne se décide pas, ne se juge pas : cela se ressent ; dans le face à face nous ressentons bien que ce n’est pas, que c’est en marge de l’art.
Je ne juge pas les auteurs autoédités et je ne nie pas la probabilité que de véritables œuvres de la littérature y trouvent leur terreau. Je constate seulement que je dessine fort mal, que je chante comme une casserole, et que je suis loin de me satisfaire de mon écriture, et aussi, que le web nous le prouve à tous les instants : tout n’est pas bon à être publié.
Qu’est-ce qui empêche que cette question fasse l’objet d’un véritable débat de société ?
Qu’est-ce qui nous empêche de regarder en face ce déploiement des plateformes d’autopublication ?
Le fait que la chose flatte nos sentiments démocratiques. Le fait de nous considérer, nous et notre environnement, comme éternels, et de ne pas songer ni à ce que nous laisserons ni à ce qu’il restera de nos productions. Le fait d’être aveuglés par un unique modèle occidental américain (c’est évident dans l’actualité de l’édition numérique). Le fait de se couper du passé et de ses canaux de transmission (la perspective transhistorique que j’essaye de dégager en prospective du livre). Le fait aussi de ne pas remettre en question les savoirs acquis, ni la doxa véhiculée par les médias de masse. Etc.

Mais qu'adviendra-t-il le jour où presque tous les lecteurs seront également des auteurs ? Quelle chance aura un titre lié à des milliards de titres ? Qui le lira, à part son auteur et sa communauté ?
Et si derrière le mirage séduisant de l’autoédition, derrière les intérêts économiques de façade de quelques prestataires de services, vendeurs de rêves et de vent, flatteurs d’égos, se profilait une réalité plus dure ?
Quelle censure du livre serait plus efficace en effet que celle qui se mettrait insidieusement en œuvre en permettant à chacun d’écrire et de publier tout ce qu’il veut pour être uniquement lu par lui et les siens, petit cercle bien délimité, bien repéré, et sans risque qu’ils découvrent d’autres écrits que les leurs ?
  
La mutation de l’espèce
 
Je pense que favoriser l’autoédition est (depuis un certain temps déjà) le moyen qui s’est mis en action pour noyer dans le flux les voix singulières.

Et en ce qui me concerne, et ce d’autant plus qu’il ne s’agit aucunement de fiction (domaine pour lequel, au vu du népotisme et du formatage de l’édition, je comprends mieux l’opportunité de ce choix et j’y opterais peut-être moi-même), en ce qui me concerne donc, disais-je, considérant qu’il ne s’agit pas de fiction, mais, d’une réflexion critique sur le devenir du livre et de la lecture au cours du siècle : je m’interdis l’autoédition, je considère que, dans le contexte actuel, le refus des éditeurs est un acte de violence et je me garde le droit d’y répondre un jour par la violence.

Des auteurs se regroupent en collectifs et, à défaut de faire respecter leurs droits, espèrent garder suffisamment la maitrise des outils de publication, et espèrent pouvoir préserver des espaces de liberté. Ils espèrent beaucoup et j’espère avec eux. Des lecteurs apprennent la liberté d’esprit à leur contact et espèrent qu’ils pourront contourner les circuits imposés des plateformes et les recommandations algorithmiques. Toutes ces espérances, trompées par la réalité au cours des millénaires, survivent aujourd’hui ; et l’espérance folle que quelques individus de bonne volonté puissent se reconnaître et changer le cours du destin, demeure. Et cela déjà est inexplicable et devrait nous questionner davantage. C’est le drame.

Mais la réalité qui progresse elle aussi est sans commune mesure avec, par exemple, une colonne de chars sur la place Tian'anmen. Par rapport à cette chose-là, les chars chinois sont des fourmis. Et cela passera sur le corps de ces auteurs-là, de ces lecteurs-là, eux qui cherchent à orienter autrement le cours du livre et de la lecture pour les décennies qui s’ouvrent devant nous.
Et de quels mirages ce “devant nous” est-il agité ? De quelles hallucinations ? Ce n’est nullement un horizon plein de promesses. Les heures les plus sombres du passé semblent resurgir du néant pour venir habiter l’avenir et, lorsqu’elles se dissipent, c’est pour dresser devant nous l’éclat métallique d’hommes-machines obéissantes.
Qui sait si dans quelques siècles le choix ne se résumera pas à, soit, devenir des armes, soit, devenir des livres ?
De quelle côté penchera alors la majorité ?
Quel que soit le résultat, comment l’espèce des hommes-livres pourrait-elle survivre si un seul, un seul, était de l’espèce des armes.
La machinerie qui est lancée dans le temps, lancée sur nous, seuls des livres pourront la stopper. L'autopublication est-elle alors un danger supplémentaire, ou bien, la solution ? Peut-être, cette semaine, ai-je déliré un peu...
 

mardi 24 juillet 2012

Le livre comme instrument de lecture

" on pouvait voir Mrs. K dans sa pièce personnelle, en train de lire un livre de métal aux hiéroglyphes en relief qu'il effleurait de la main, comme on joue de la harpe. Et du livre, sous la caresse de ses doigts, s'élevait une voix chantante, une douce voix ancienne qui racontait des histoires du temps où la mer n'était que vapeur rouge sur son rivage et où les ancêtres avaient jeté des nuées d'insectes métalliques et d'araignées électriques dans la bataille."
Chroniques martiennes, Ray Bradbury, 1946 (traduction de l'américain par Jacques Chambon et Henri Robillot).

Voir le post bibliographique de 2011 : Imaginer et construire le livre de demain... 

dimanche 22 juillet 2012

Semaine 29/52 : L’impressionnisme de la lecture

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 29/52.

La voix de son maitre
 
Je me souviens ces pochettes de disques vinyle avec ce label : La voix de son maître.
Qui sont les maitres aujourd’hui ?
De tels disques et les machines pour les lire et les disquaires ont disparu. Comme par un mauvais enchantement. Et malgré cela qui aujourd’hui, au cœur de l’été 2012, a conscience de la guerre économique qui se déchaine pour le contrôle du marché du livre francophone ?
Quelques jours à peine après le naufrage annoncé du portail de la librairie indépendante 1001libraires et le sabordage de ses affidés, Google a lancé, le 18 juillet, son programme de vendeur de livres.

Trois armées donc sont maintenant dans la place : Amazon, Apple, Google.
L’édition française a-t-elle un autre choix que celui de la collaboration ?
Avec la digitalisation du livre et la multiplication de nouveaux dispositifs et de nouveaux services de lecture, aussi imparfaits et discutables soient-ils, le marché du livre se reconfigure.
Un tel remembrement ne pourra se faire pour le bénéfice de tous.
Nous pouvons nous demander au détriment de qui il se fera ?
Des libraires seulement ? Seulement ?
L’état des lieux au 22 juillet 2012 n’est-il pas révélateur d’une forme de soumission dans l’inconscient national à un modèle de réussite à l’américaine ? Et également d’un type de fonctionnement (se faire financer avec l’argent des contribuables par les gouvernements successifs) qui ne fonctionne pas ?
Amazon ; Apple ; Google. Trois coups de glas dans notre nuit d’encre et de papier mâché.
Les salariés français de ces entreprises américaines sont logiquement anglophones et, outre qu’ils adoptent tout aussi logiquement la conduite la plus propice au développement de leurs carrières professionnelles, ils sont aussi probablement influencés par le génie de la langue qu’ils manipulent : sans doute les manipule-t-elle davantage.
Le conflit non avoué et qui pourtant fait rage, n’est pas entre les “éditeurs papier” et les “éditeurs pure-players”  que j’ai définis ainsi en avril 2011 : « Un éditeur pure-player est un entrepreneur qui publie des livres exclusivement dans des formats numériques à destination des nouveaux dispositifs de lecture. », le conflit est entre l’interprofession du livre, dans son ensemble, et certaines industries numériques américaines. Mais ces dernières notamment n’ont pas intérêt à ce que ces choses soient ainsi perçues, alors elles font en sorte qu’elles ne le soient pas.

Ce qui fait image
 
Autre chose alors… Je me souviens m’être arrêté parfois dans mes lectures, violemment surpris par la force d’une image, par une impression de lecture si forte, si intense, comme émerveillé face à l’acmé qu’en une milliseconde avait atteint ma visualisation d’un paysage, d’une atmosphère ; il s’agit alors d’une vraie chance, d’un phénomène d’une intensité tellement surprenante que cela me réveillait en quelque sorte de ma lecture. Je relisais alors la ou les quelques phrases concernées et qui avaient été les déclencheurs de cet état rarement perceptible, qui d'ordinaire s’écoule naturellement dans le plaisir de lire.
Et de fait souvent je passe ainsi, emporté par le flot de ma lecture et me laissant transporter avec abandon, cet abandon que je rechercherais précisément dans la lecture, le ressentant sans doute trop dangereux dans la “vraie vie”.
Mais d’autres fois je m’arrête, je reviens en arrière dans ma lecture, juste de quelques lignes, de quelques phrases, rarement plus loin, pour y repartir en goûtant alors davantage cet instant, tout au plus en m’appliquant à prendre, juste la petite minute de cette relecture, une respectueuse distance critique sur la construction, les choix de l’auteur, sur ce qui a si fortement fait image en moi. Et finalement, c’est seulement de rares fois où j’ai réellement marqué un véritable temps d’arrêt, me disant qu’il allait falloir que je recopie une phrase précise, pour un jour réfléchir vraiment au phénomène, et puis… je reprends en fait ma lecture. Et puis… Et puis le temps passe, le livre noie la phrase en question, je ne m’en souviens plus, je ne la retrouve plus… Je suis oublieux.
 
C’est la raison pour laquelle je n’ai aujourd’hui qu’un seul exemple pour illustrer mon propos. Le voici…
Il y a quelques années, deux, trois, l’on m’a offert un beau roman d’une auteure russe contemporaine : Olga Slavnikova. Dans ce roman titré 2017, j’ai, je crois, plusieurs fois ressenti ce phénomène, favorisé sans doute par le décor spectaculaire présentant des gisements de pierres précieuses dans les montagnes de l’Oural et la dimension mythologique du récit, peut-être en partie prophétique (2017 c’est dans moins de cinq ans !).
Aussi ai-je fait récemment l’acquisition du premier livre d’Olga Slavnikova à avoir été traduit en français (aux éditions Gallimard) : L’Immortel.
Ce bref extrait, que nous pourrions titrer : Après la pluie, ou bien, Le cycliste, peut, je l’espère, éclairer l’expérience de lecture à laquelle je fais référence :
« Le soleil venait de se montrer, les flaques sur l’asphalte humide et bleu ressemblaient à des fenêtres lavées de frais. Un cycliste blond passa dans un clapotis éblouissant de roues, penché sur son guidon comme un oiseau en vol, translucide de lumière jusqu’aux rayons de son vélo et à son coupe-vent bruissant à l’éclat de vitrail grossier. ».

Ici, et bien plus encore lorsque pris dans le courant de la lecture, l’instantané rend la scène avec un réalisme qui m’apparaît indéniable. Et pourtant… Si nous nous arrêtons et essayons de visualiser effectivement les passages que je souligne maintenant : « Le soleil venait de se montrer, les flaques sur l’asphalte humide et bleu ressemblaient à des fenêtres lavées de frais. Un cycliste blond passa dans un clapotis éblouissant de roues, penché sur son guidon comme un oiseau en vol, translucide de lumière jusqu’aux rayons de son vélo et à son coupe-vent bruissant à l’éclat de vitrail grossier. ».
Si l’on s’arrête sur les détails qui fondent l’effet tout semble se désunir. C’est sans doute la composition d’ensemble qui rend bien, qui sonne juste, qui fait image, un peu comme les touches de pinceaux sur une toile impressionniste. A quelques mètres, vous êtes subjugué, immergé dans le paysage représenté ; à quelques pas, vous n’en voyez plus qu’un magma peinturluré de grossières taches multicolores (cf. illustration 1). Mais au final l’effet produit à la lecture semble réel, bien parfois qu’aussi improbable, tout en restant possible, que la fameuse scène de rue peinte par Balthus (cf. illustration 2).
Je le redis, de nombreux autres exemples auraient mieux rendu ce dont j’aurais souhaité parler aujourd’hui (je pense notamment chez Bernanos…). Et il faut aussi tenir compte ici, dans cet exemple, qu’il s’agit d’une traduction (de Christine Zeytounian-Beloüs) du russe. (J’ai récemment eu plusieurs expériences fortes qui m’ont secoué concernant des traductions, et sur lesquelles je devrais certainement aussi réfléchir davantage…)

Les technologies du numérique et les nouveaux rapports à la lecture qu’elles instituent pourraient au cours de cette décennie fondre l’ensemble des arts narratifs dans une seule et même geste, aussi ample que des bras ouverts ; une geste de création bien plus fluide que du transmédia simplement réticulé.
Il suffirait, pour comprendre ce à quoi je fais allusion, de remplacer dans le poème Correspondances de Charles Baudelaire, pour celles et ceux à qui la lecture est naturelle, “Nature” par “lecture” :

« La [lecture] est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
 
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

Voilà la raison pour laquelle ces impressions de lecture et leur devenir au cours de ce siècle ont bien plus de poids finalement qu’une bataille gagnée par Google ; et voilà pourquoi aussi, parce que je pense cela, parce que je pense ainsi, voilà pourquoi ces gens-là, de Google et les autres, me méprisent certainement. Je m’en réjouis, je m’en réjouis, qu’ils le sachent ! Je m’en réjouis. (Mais cela pose aussi la question de savoir si ce que j’appelle : “les impressions de lecture”, sont liées, ou pas, à l’impression du texte ? Grave question ; dont la réponse serait peut-être à chercher du côté des peintres ?)