Durant l’année 2012
j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti
personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des
problématiques de la prospective du livre et de l’édition. Ce post est donc le
31/52.
Cette semaine,
comme les trente semaines qui ont précédé, j’ai été amèrement confronté à l’atmosphère
des vendeurs de livres. Difficile à définir, il ne s’agit pas de personnes
précises, mais d’un climat dans lequel je me trouve contraint. Ceux qui
travaillent dans les abattoirs éprouvent-ils un dégoût pour la viande ? J’ai
l’impression que mon travail en prospective du livre en dégoûte plus d’un ;
peut-être n’est-ce que de la rancœur de ma part, ou une certaine lassitude.
Alors passons…
Plus
important : j’ai encore cette semaine fait l’expérience de la sérendipité.
Une succession de circonstances fortuites sur mon emploi du temps m’a conduit à
découvrir un livre qui s’avère capital à mes réflexions.
Une nouvelle fois
ce fait me prouve l’ineptie criminelle des recommandations algorithmiques que
le web tente de nous imposer. Criminelle, car il ne s’agit que d’une basse
manœuvre commerciale qui aboutit en fait à un appauvrissement culturel et à un
contrôle de nos lectures : vous avez acheté tel livre alors achetez tel
autre, vos amis ont aimé tel livre vous l’aimerez surement. Baste !
Le livre dont il
est question, de Frédérique Leichter-Flack (Alma éd., 2012) : "Le
laboratoire des cas de conscience", montre bien en effet comment
certaines fictions littéraires nous apportent des outils symboliques pour nous
orienter dans la vie réelle. C’est là une belle illustration de la médiation de
la littérature, aspect que nous négligeons en général, et, en particulier, dans
le contexte actuel d’un passage de l’édition imprimée à l’édition numérique,
laquelle, si nous nous basons sur la production actuelle des éditeurs
pure-players, semble négliger de plus en plus le texte au profit d'images, de
vidéos, d'animations.
Bibliothérapie à marée basse
Fondée en Alabama
en 1924 par la bibliothécaire Sadie Peterson Delaney, Franklin M. Berry dans son
ouvrage Analysis of processes in bibliotherapy définit ainsi la bibliothérapie,
en 1978 : « Par bibliothérapie on entend un ensemble de techniques
permettant de structurer une relation interactive entre un facilitator (médiateur /
thérapeute) et un participant, cette relation étant, d'une certaine manière,
fondée sur un partage mutuel de la littérature, au sens le plus large possible. ».
Mais chez nous les
stigmates du bovarysme — identification excessive à un personnage de
fiction, fuite dans l’univers romanesque pour compenser un quotidien frustrant,
ont bien marqué les esprits rationnels, et il est toujours difficile
aujourd’hui de dépasser ce préjugé pour envisager sérieusement les effets
positifs que peuvent avoir de tels phénomènes de projection, et ce que la
lecture immersive peut apporter de positif à la construction de sa
personnalité.
La psychologie
nationale incline davantage à l’auto-thérapie, par une pratique incontrôlée
d’écrivant, qu'au recours à la bibliothérapie dans une posture assumée et
réfléchie de lecteur.
Au milieu du 18e
siècle l’on a constaté dans l’Europe de l’Ouest — en Angleterre, en
France, puis en Allemagne, une véritable révolution culturelle, que les
historiens désignent carrément sous le nom de « rage de lire »,
allant même jusqu’à parler parfois d’une : « épidémie collective
de lecture » (Histoire de la lecture dans le monde occidental,
collectif sous la direction de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Éditions du
Seuil, 2001). Ils expliquent cela par le passage d’une lecture intensive (peu
de livres, souvent religieux ou philosophiques, régulièrement relus), à une
lecture extensive (beaucoup de livres, souvent des romans, lus une seule et
unique fois).
Aujourd’hui les
outils informatiques permettent de pratiquer une lecture hyper-extensive.
La fureur de lire, qui
aujourd’hui trouve sans doute un débouché sur le web, reste cependant tue, et
elle n’est pas véritablement distinguée des autres pratiques des internautes
(visionnage, écoute et/ou téléchargements, de musiques, de vidéos, de jeux…). Naviguer sur le web, les
blogs, utiliser les moteurs de recherches, les flux RSS, envoyer et recevoir
des courriels, pratiquer les réseaux sociaux, c’est pourtant nécessairement
lire.
Le devenir de la
médiation de la littérature et l’explosion des pratiques de lecture sont deux facettes
que nous devrions observer de très près je pense.
Dans sa toile L'opération
burlesque, Jérôme Bosh représente une sage-femme, un livre en équilibre sur
la tête (c’est là mon interprétation personnelle de ce tableau).
Dans La
bibliothèque, la nuit…, ou alors dans Une histoire de la lecture,
Alberto Manguel cite quelques cas de possessions par les livres, pour lesquels
nous sommes en droit de penser qu’il ne s’agit peut-être pas exclusivement là d’une
folie de la lecture, mais également en partie tout au moins, d’une folie de la
possession de livres. Je ne retrouve pas ces passages qui se sont pourtant
imprimés dans ma mémoire. Des fous de livres qui érigent leur bibliothèque en cocon,
en utérus de papier ; d’autres qui l’organisent comme un univers, ou comme
une encyclopédie, ce qui est presque la même chose.
Il se pourrait bien
que pour beaucoup de lecteurs leur bibliothèque soit comme un
exosquelette ; il se pourrait bien que s’il était possible pour eux de le réincorporer,
ils puissent alors parvenir à l’unité qui leur permettrait de vraiment exister
dans le monde ordinaire ; plus seulement par rapport aux textes, mais dans
le contexte.
Moi, qui suis un
peu comme eux, je n’ai trouvé pour l’instant que deux possibilités pour
vraiment manger mes livres. Soit, les brûler pour en mélanger les cendres à ma
pitance quotidienne, soit, les laisser macérer longuement dans de l’eau-de-vie,
ou du vin rouge.
Que trouverais-je
si je sautais le pas de la raison et que je me lançais effectivement dans cette
entreprise de manger les centaines de livres de ma bibliothèque, en 2012, à
Paris, en plein été ?
Prise au pied de la
lettre, la métaphore du lecteur qui « dévore un livre » ne manque pas
de sel, si l’on songe aux phénomènes de projections et d’intériorisations qui
ont été à l’œuvre dans les processus d’acquisition de la lecture par l’espèce
humaine : les bulles-enveloppes, vers 3200 ans avant notre ère,
externalisations de la cavité buccale, de la bouche qui renferme les mots avant
qu’ils ne deviennent paroles ; les globules, premières pièces de monnaies
d'électrum au septième siècle avant notre ère, externalisations de l’œil [sur
ces deux points se référer aux travaux de Clarisse Herrenschmidt] ; la
lecture silencieuse rendue mentalement possible par l’intériorisation de
l’espace théâtral [Jesper Svenbro], l’espace scriptural devenant une
scène ; le papier après le parchemin comme projection de la peau humaine
tatouée, scarifiée…
C’est pourquoi je
pense, sans toujours le formuler lorsque l’on m’interroge sur le devenir des bibliothèques
publiques, qu’elles devraient, en elles-mêmes, être envisagées puis dévisagées
comme des livres, des encyclopédies.
Semaine après
semaine je reste cependant subjugué de constater combien peu, dans
l’interprofession du livre, sont apparemment soumis à ces influx de la lecture.
Le métier, le pain quotidien à gagner, le train de vie à mener, les signes
extérieurs de richesse à exhiber, l’entreprise à sauver, tissent une camisole à
la folie de lire. Je crains fort de réaliser un jour que tous ces gens qui
m’environnent dans mon activité de recherche en prospective du livre, ne lisent
pas en fait, ou très peu. Ils n’ont pas le temps. Quant aux autres…