dimanche 22 juillet 2012

Semaine 29/52 : L’impressionnisme de la lecture

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 29/52.

La voix de son maitre
 
Je me souviens ces pochettes de disques vinyle avec ce label : La voix de son maître.
Qui sont les maitres aujourd’hui ?
De tels disques et les machines pour les lire et les disquaires ont disparu. Comme par un mauvais enchantement. Et malgré cela qui aujourd’hui, au cœur de l’été 2012, a conscience de la guerre économique qui se déchaine pour le contrôle du marché du livre francophone ?
Quelques jours à peine après le naufrage annoncé du portail de la librairie indépendante 1001libraires et le sabordage de ses affidés, Google a lancé, le 18 juillet, son programme de vendeur de livres.

Trois armées donc sont maintenant dans la place : Amazon, Apple, Google.
L’édition française a-t-elle un autre choix que celui de la collaboration ?
Avec la digitalisation du livre et la multiplication de nouveaux dispositifs et de nouveaux services de lecture, aussi imparfaits et discutables soient-ils, le marché du livre se reconfigure.
Un tel remembrement ne pourra se faire pour le bénéfice de tous.
Nous pouvons nous demander au détriment de qui il se fera ?
Des libraires seulement ? Seulement ?
L’état des lieux au 22 juillet 2012 n’est-il pas révélateur d’une forme de soumission dans l’inconscient national à un modèle de réussite à l’américaine ? Et également d’un type de fonctionnement (se faire financer avec l’argent des contribuables par les gouvernements successifs) qui ne fonctionne pas ?
Amazon ; Apple ; Google. Trois coups de glas dans notre nuit d’encre et de papier mâché.
Les salariés français de ces entreprises américaines sont logiquement anglophones et, outre qu’ils adoptent tout aussi logiquement la conduite la plus propice au développement de leurs carrières professionnelles, ils sont aussi probablement influencés par le génie de la langue qu’ils manipulent : sans doute les manipule-t-elle davantage.
Le conflit non avoué et qui pourtant fait rage, n’est pas entre les “éditeurs papier” et les “éditeurs pure-players”  que j’ai définis ainsi en avril 2011 : « Un éditeur pure-player est un entrepreneur qui publie des livres exclusivement dans des formats numériques à destination des nouveaux dispositifs de lecture. », le conflit est entre l’interprofession du livre, dans son ensemble, et certaines industries numériques américaines. Mais ces dernières notamment n’ont pas intérêt à ce que ces choses soient ainsi perçues, alors elles font en sorte qu’elles ne le soient pas.

Ce qui fait image
 
Autre chose alors… Je me souviens m’être arrêté parfois dans mes lectures, violemment surpris par la force d’une image, par une impression de lecture si forte, si intense, comme émerveillé face à l’acmé qu’en une milliseconde avait atteint ma visualisation d’un paysage, d’une atmosphère ; il s’agit alors d’une vraie chance, d’un phénomène d’une intensité tellement surprenante que cela me réveillait en quelque sorte de ma lecture. Je relisais alors la ou les quelques phrases concernées et qui avaient été les déclencheurs de cet état rarement perceptible, qui d'ordinaire s’écoule naturellement dans le plaisir de lire.
Et de fait souvent je passe ainsi, emporté par le flot de ma lecture et me laissant transporter avec abandon, cet abandon que je rechercherais précisément dans la lecture, le ressentant sans doute trop dangereux dans la “vraie vie”.
Mais d’autres fois je m’arrête, je reviens en arrière dans ma lecture, juste de quelques lignes, de quelques phrases, rarement plus loin, pour y repartir en goûtant alors davantage cet instant, tout au plus en m’appliquant à prendre, juste la petite minute de cette relecture, une respectueuse distance critique sur la construction, les choix de l’auteur, sur ce qui a si fortement fait image en moi. Et finalement, c’est seulement de rares fois où j’ai réellement marqué un véritable temps d’arrêt, me disant qu’il allait falloir que je recopie une phrase précise, pour un jour réfléchir vraiment au phénomène, et puis… je reprends en fait ma lecture. Et puis… Et puis le temps passe, le livre noie la phrase en question, je ne m’en souviens plus, je ne la retrouve plus… Je suis oublieux.
 
C’est la raison pour laquelle je n’ai aujourd’hui qu’un seul exemple pour illustrer mon propos. Le voici…
Il y a quelques années, deux, trois, l’on m’a offert un beau roman d’une auteure russe contemporaine : Olga Slavnikova. Dans ce roman titré 2017, j’ai, je crois, plusieurs fois ressenti ce phénomène, favorisé sans doute par le décor spectaculaire présentant des gisements de pierres précieuses dans les montagnes de l’Oural et la dimension mythologique du récit, peut-être en partie prophétique (2017 c’est dans moins de cinq ans !).
Aussi ai-je fait récemment l’acquisition du premier livre d’Olga Slavnikova à avoir été traduit en français (aux éditions Gallimard) : L’Immortel.
Ce bref extrait, que nous pourrions titrer : Après la pluie, ou bien, Le cycliste, peut, je l’espère, éclairer l’expérience de lecture à laquelle je fais référence :
« Le soleil venait de se montrer, les flaques sur l’asphalte humide et bleu ressemblaient à des fenêtres lavées de frais. Un cycliste blond passa dans un clapotis éblouissant de roues, penché sur son guidon comme un oiseau en vol, translucide de lumière jusqu’aux rayons de son vélo et à son coupe-vent bruissant à l’éclat de vitrail grossier. ».

Ici, et bien plus encore lorsque pris dans le courant de la lecture, l’instantané rend la scène avec un réalisme qui m’apparaît indéniable. Et pourtant… Si nous nous arrêtons et essayons de visualiser effectivement les passages que je souligne maintenant : « Le soleil venait de se montrer, les flaques sur l’asphalte humide et bleu ressemblaient à des fenêtres lavées de frais. Un cycliste blond passa dans un clapotis éblouissant de roues, penché sur son guidon comme un oiseau en vol, translucide de lumière jusqu’aux rayons de son vélo et à son coupe-vent bruissant à l’éclat de vitrail grossier. ».
Si l’on s’arrête sur les détails qui fondent l’effet tout semble se désunir. C’est sans doute la composition d’ensemble qui rend bien, qui sonne juste, qui fait image, un peu comme les touches de pinceaux sur une toile impressionniste. A quelques mètres, vous êtes subjugué, immergé dans le paysage représenté ; à quelques pas, vous n’en voyez plus qu’un magma peinturluré de grossières taches multicolores (cf. illustration 1). Mais au final l’effet produit à la lecture semble réel, bien parfois qu’aussi improbable, tout en restant possible, que la fameuse scène de rue peinte par Balthus (cf. illustration 2).
Je le redis, de nombreux autres exemples auraient mieux rendu ce dont j’aurais souhaité parler aujourd’hui (je pense notamment chez Bernanos…). Et il faut aussi tenir compte ici, dans cet exemple, qu’il s’agit d’une traduction (de Christine Zeytounian-Beloüs) du russe. (J’ai récemment eu plusieurs expériences fortes qui m’ont secoué concernant des traductions, et sur lesquelles je devrais certainement aussi réfléchir davantage…)

Les technologies du numérique et les nouveaux rapports à la lecture qu’elles instituent pourraient au cours de cette décennie fondre l’ensemble des arts narratifs dans une seule et même geste, aussi ample que des bras ouverts ; une geste de création bien plus fluide que du transmédia simplement réticulé.
Il suffirait, pour comprendre ce à quoi je fais allusion, de remplacer dans le poème Correspondances de Charles Baudelaire, pour celles et ceux à qui la lecture est naturelle, “Nature” par “lecture” :

« La [lecture] est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
 
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

Voilà la raison pour laquelle ces impressions de lecture et leur devenir au cours de ce siècle ont bien plus de poids finalement qu’une bataille gagnée par Google ; et voilà pourquoi aussi, parce que je pense cela, parce que je pense ainsi, voilà pourquoi ces gens-là, de Google et les autres, me méprisent certainement. Je m’en réjouis, je m’en réjouis, qu’ils le sachent ! Je m’en réjouis. (Mais cela pose aussi la question de savoir si ce que j’appelle : “les impressions de lecture”, sont liées, ou pas, à l’impression du texte ? Grave question ; dont la réponse serait peut-être à chercher du côté des peintres ?)
 

1 commentaire:

  1. Très intéressant ! Merci. Je me pose beaucoup de questions sur comment le numérique modifie la lecture et surtout : quelles impressions de lecture pour le lecteur ? Dans le passage que tu cites d'Olga Slavnikova, pour moi, ce n'est pas seulement parce que tu t'arrêtes sur les détails que le tout se défait, mais plutôt parce que les détails ne sont pas de même nature : les uns sont des images les autres des sons et donc tu te retrouves avec d'un côté le son de l'autre l'image et tu n'as donc plus un ensemble. Si tu as le temps, j'aimerais te proposer de lire Ma mère est une fiction, avec ce texte, je propose une lecture spécifique de plusisurs narrations... Je questionne aussi !
    https://lebaiserdelamouche.wordpress.com/

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