Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 27/52.
Cette semaine une bataille a été remportée dans la lutte
légitime de certains, dont de nombreux bibliothécaires, pour l’accès libre
(open access) : l’Acta (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) a été rejeté
par le parlement européen.
(A signaler également outre-Atlantique le projet de Robert
Darnton pour avril 2013 d’une Digital Public Library of America, qui
proposera l’intégralité du domaine public en libre accès sur Internet avec la
ferme volonté d’étendre le champ de ce domaine constamment étranglé par le
garrot du copyright. Que la BnF en prenne de la graine bon sang !)
Cependant gagner une bataille n’est pas gagner la guerre, et
durant cette même semaine nous apprenions, sans réelle surprise, que les diffuseurs
de livres numériques avaient accès à des données de lecture qu’ils pourront un
jour vendre aux éditeurs pour mieux appréhender le marché de la “world littérature”.
Dans son Contrat de licence et conditions d’utilisation
Kindle, ce genre de documents que nous ne lisons généralement jamais,
Amazon prévient les acheteurs de son dispositif de lecture que : « Le
logiciel fournira à Amazon des données relatives à votre Kindle et ses
interactions avec le Service (telles que : la mémoire disponible,
l'historique de connexion et la puissance du signal). Le logiciel fournira
également à Amazon des informations relatives au contenu numérique sur votre
Kindle et les autres appareils et à l'utilisation que vous en faites (telles
que : la dernière page lue et le contenu archivé). Les annotations,
signets, notes, passages surlignés ou autres marquages similaires que vous
effectuez sur votre Kindle ou sur votre application de lecture ainsi que les
informations que vous fournissez peuvent être conservées sur des serveurs
localisés hors de votre pays de résidence. Les passages surlignés peuvent être utilisés afin de fournir aux
autres utilisateurs de Kindle des informations anonymes sur les passages les
plus surlignés. » (Source).
Personnellement je
refuse. Je dis : « Non. », à ces conditions de lecture.
Nous apprenions également, et une nouvelle fois sans réelle
surprise, que certains romanciers formatent maintenant leurs récits de sorte à
placer un élément de suspens vers les dix premiers pour cents du livre, soit à
la limite finale des extraits téléchargeables sur Amazon. Rien de grave ou de
désespérant, la pratique n’est pas nouvelle, loin de là ! Les plus grands
romanciers feuilletonistes n’agissaient pas autrement. Ce que je regrette c’est
justement cela, c’est de constater que les mêmes vieilles recettes continuent
de s’appliquer et que nous négligeons ainsi certainement d’autres potentialités
des outils numériques.
Quand la réalité rattrape la lecture
Open source, open data et open access, nous devons nous
battre pour conquérir notre liberté. Et je dois dire que, d’après mes
(modestes) connaissances en histoire de la lecture, l’écriture participa peu à
cette conquête. Elle contribua surtout à asseoir des pouvoirs, à mettre en place
des administrations paperassières, kafkaïennes.
Aujourd’hui, avec les enjeux du 21e siècle et le potentiel
des technologies de la communication la réalité rattrape la lecture.
Et ce fait devrait interpeler je pense chaque lectrice,
chaque lecteur.
Personnellement je m’interroge : la lecture n’aurait-elle
été pour moi toutes ces années, qu’une activité solitaire dans la poursuite des
jeux de l’enfance, seulement une tentative pour fuir la réalité quotidienne,
trouver ce que d’autres trouvent peut-être dans le voyage, leur inscription
passagère sur d’autres espaces travaillés eux aussi par l’homme.
Le pouvoir évocateur des mots, la puissance évocatrice d’un
style, au commencement était le Verbe… Mais maintenant, dans un environnement
poly-informationnel, l’écrit (j’écris bien : l’écrit, pas la lecture) ne perdrait-il
pas de sa puissance transformationnelle ?
Pratiquer une lecture intensive (lire et relire un nombre
réduit d’ouvrages) est devenu pratiquement impossible et n’aurait peut-être
plus aucun sens aujourd’hui. Nonobstant, la lecture hyper-extensive que j’en
suis venu à pratiquer malgré moi me déroute quelque peu. Impression d’être
emporté par un flot de textes de mots, d’être pris dans un tourbillon qui ne me
laisse plus penser, réfléchir ce que je lis, qui ne me laisse plus aucune
possibilité de m’en saisir, d’en assimiler la substantifique moelle, et qui me
laisse vide et désemparé, seulement soucieux de reprendre une lecture pour
remplir un vide que plus rien ne peut combler.
Avec cette pratique hyper-extensive, la lecture peut-elle
devenir une forme pernicieuse d’addiction ? Un alcoolisme ?
Je réalise que j’ai oublié bien plus des trois quarts de ce
que j’ai lu ces décennies passées. Et voilà que maintenant j’aurais ce
mouvement lâche de m’abandonner à l’illusion des disques durs.
Si Google devient ma mémoire quels sont les risques ?
En 2012 le territoire du lecteur est bien plus vaste qu’il
n’a jamais été, notamment grâce aux nouvelles extensions numériques qui
interpénètrent de plus en plus son environnement quotidien, mais, s’il est plus
vaste, il est aussi, paradoxalement, davantage contrôlé, et toujours soumis à
des pratiques marchandes abusives.
Vers une civilisation post-alphabétique
L’effacement du texte… La disparition de l’écrit serait-elle
alors la voie de salut que l’évolution apporterait naturellement ?
Ce serait une défaillance de la pensée que de faire
commencer l’histoire avec l’invention des premières écritures (même si cela
était encore le cas il n’y a guère très longtemps).
Il est indéniable, l’ethnologie, l’anthropologie et
l’archéologie en témoignent amplement, que le mode de transmission orale est au
fondement même de toutes les civilisations humaines, et que c’est l’oralité qui
fonde les sociétés scripturaires.
L’humanité a vécu des milliers et des milliers d’années sans
écriture (le langage articulé aurait été possible il y a cent à deux cent mille
ans, alors que l’écriture remonterait au plus tôt à 3400 av. J.-C, et
l’invention des alphabets avec l’alphabet linéaire dit protosinaïque ne
daterait que de 1500 av. J.-C.).
Chez l’humain pris individuellement l’apprentissage de la
langue parlée précède toujours celui de la langue écrite. La parole est
toujours première, dont la pensée silencieuse germant du monologue intérieur dicte
le geste de l’écrivant. Et même dans la lecture, elle aussi le plus souvent silencieuse
— mais surtout en fait depuis
le milieu du 18e siècle seulement, c’est la parole toujours qui
irrigue le texte lu.
Le mot écrit, le mot imprimé, n’est-il pas comme un papillon
piqué sur un bouchon de liège ?
Et si les technologies informatiques permettaient maintenant
de réaliser l’idéal socratique du « Connais-toi toi-même » — inscription au fronton du
temple de la pythie de Delphes, en faisant de chacun de nous de véritables
bibliothèques humaines, et si Ray Bradbury, critique envers les possibilités de
l’édition numérique, en avait eu le pressentiment à la fin de son Fahrenheit
451 : les hommes exerçant à nouveau leur mémoire, redevenant des
transmetteurs, des passeurs de livres, d’histoires…
Nous souvenons-nous seulement de ce qui se perd dans la
transcription écrite d’un récit ?
Oui, il nous faut aujourd’hui reconnaitre la possibilité que
l’imprimerie de 1450 ne représentera peut-être à l’échelle de l’évolution de
l’humanité qu’un palier, qu’une parenthèse.
L’émergence de civilisations post-alphabétiques doit
aujourd’hui être envisagée, comme l’un des possibles prolongements à ce que
nous appelons, plus ou moins benoîtement, “la révolution numérique”.
les langues qui n'avaient pas d'écriture ont été obligées d'en inventer pour ne pas mourir tout à fait; il me semble que contrôler ce que nous lisons, car cela revient parfois à cela,conditionne notre pensée et notre liberté; quant à moi, je revendique le droit de lire celui ou celle que personne ne lit, si cela m'apporte, et la mass littérature m'importe peu; ce qui pourrait être un formidable outil de partage et d'évolution m'apparaît parfois comme un formatage, un nouvel esclavagisme s ringard
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