dimanche 8 juillet 2012

Semaine 27/52 : Et si l’écriture disparaissait ?

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 27/52.

Cette semaine une bataille a été remportée dans la lutte légitime de certains, dont de nombreux bibliothécaires, pour l’accès libre (open access) : l’Acta (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) a été rejeté par le parlement européen.
(A signaler également outre-Atlantique le projet de Robert Darnton pour avril 2013 d’une Digital Public Library of America, qui proposera l’intégralité du domaine public en libre accès sur Internet avec la ferme volonté d’étendre le champ de ce domaine constamment étranglé par le garrot du copyright. Que la BnF en prenne de la graine bon sang !)

Cependant gagner une bataille n’est pas gagner la guerre, et durant cette même semaine nous apprenions, sans réelle surprise, que les diffuseurs de livres numériques avaient accès à des données de lecture qu’ils pourront un jour vendre aux éditeurs pour mieux appréhender le marché de la “world littérature”.
Dans son Contrat de licence et conditions d’utilisation Kindle, ce genre de documents que nous ne lisons généralement jamais, Amazon prévient les acheteurs de son dispositif de lecture que : « Le logiciel fournira à Amazon des données relatives à votre Kindle et ses interactions avec le Service (telles que : la mémoire disponible, l'historique de connexion et la puissance du signal). Le logiciel fournira également à Amazon des informations relatives au contenu numérique sur votre Kindle et les autres appareils et à l'utilisation que vous en faites (telles que : la dernière page lue et le contenu archivé). Les annotations, signets, notes, passages surlignés ou autres marquages similaires que vous effectuez sur votre Kindle ou sur votre application de lecture ainsi que les informations que vous fournissez peuvent être conservées sur des serveurs localisés hors de votre pays de résidence. Les passages surlignés peuvent être utilisés afin de fournir aux autres utilisateurs de Kindle des informations anonymes sur les passages les plus surlignés. » (Source).
Personnellement je refuse. Je dis : « Non. », à ces conditions de lecture.
Nous apprenions également, et une nouvelle fois sans réelle surprise, que certains romanciers formatent maintenant leurs récits de sorte à placer un élément de suspens vers les dix premiers pour cents du livre, soit à la limite finale des extraits téléchargeables sur Amazon. Rien de grave ou de désespérant, la pratique n’est pas nouvelle, loin de là ! Les plus grands romanciers feuilletonistes n’agissaient pas autrement. Ce que je regrette c’est justement cela, c’est de constater que les mêmes vieilles recettes continuent de s’appliquer et que nous négligeons ainsi certainement d’autres potentialités des outils numériques.

Quand la réalité rattrape la lecture
Open source, open data et open access, nous devons nous battre pour conquérir notre liberté. Et je dois dire que, d’après mes (modestes) connaissances en histoire de la lecture, l’écriture participa peu à cette conquête. Elle contribua surtout à asseoir des pouvoirs, à mettre en place des administrations paperassières, kafkaïennes.
Aujourd’hui, avec les enjeux du 21e siècle et le potentiel des technologies de la communication la réalité rattrape la lecture.
Et ce fait devrait interpeler je pense chaque lectrice, chaque lecteur.

Personnellement je m’interroge : la lecture n’aurait-elle été pour moi toutes ces années, qu’une activité solitaire dans la poursuite des jeux de l’enfance, seulement une tentative pour fuir la réalité quotidienne, trouver ce que d’autres trouvent peut-être dans le voyage, leur inscription passagère sur d’autres espaces travaillés eux aussi par l’homme.
Le pouvoir évocateur des mots, la puissance évocatrice d’un style, au commencement était le Verbe… Mais maintenant, dans un environnement poly-informationnel, l’écrit (j’écris bien : l’écrit, pas la lecture) ne perdrait-il pas de sa puissance transformationnelle ?

Pratiquer une lecture intensive (lire et relire un nombre réduit d’ouvrages) est devenu pratiquement impossible et n’aurait peut-être plus aucun sens aujourd’hui. Nonobstant, la lecture hyper-extensive que j’en suis venu à pratiquer malgré moi me déroute quelque peu. Impression d’être emporté par un flot de textes de mots, d’être pris dans un tourbillon qui ne me laisse plus penser, réfléchir ce que je lis, qui ne me laisse plus aucune possibilité de m’en saisir, d’en assimiler la substantifique moelle, et qui me laisse vide et désemparé, seulement soucieux de reprendre une lecture pour remplir un vide que plus rien ne peut combler.
Avec cette pratique hyper-extensive, la lecture peut-elle devenir une forme pernicieuse d’addiction ? Un alcoolisme ?
Je réalise que j’ai oublié bien plus des trois quarts de ce que j’ai lu ces décennies passées. Et voilà que maintenant j’aurais ce mouvement lâche de m’abandonner à l’illusion des disques durs.
Si Google devient ma mémoire quels sont les risques ?

En 2012 le territoire du lecteur est bien plus vaste qu’il n’a jamais été, notamment grâce aux nouvelles extensions numériques qui interpénètrent de plus en plus son environnement quotidien, mais, s’il est plus vaste, il est aussi, paradoxalement, davantage contrôlé, et toujours soumis à des pratiques marchandes abusives.

Vers une civilisation post-alphabétique
L’effacement du texte… La disparition de l’écrit serait-elle alors la voie de salut que l’évolution apporterait naturellement ?
Ce serait une défaillance de la pensée que de faire commencer l’histoire avec l’invention des premières écritures (même si cela était encore le cas il n’y a guère très longtemps).
Il est indéniable, l’ethnologie, l’anthropologie et l’archéologie en témoignent amplement, que le mode de transmission orale est au fondement même de toutes les civilisations humaines, et que c’est l’oralité qui fonde les sociétés scripturaires.

L’humanité a vécu des milliers et des milliers d’années sans écriture (le langage articulé aurait été possible il y a cent à deux cent mille ans, alors que l’écriture remonterait au plus tôt à 3400 av. J.-C, et l’invention des alphabets avec l’alphabet linéaire dit protosinaïque ne daterait que de 1500 av. J.-C.).

Chez l’humain pris individuellement l’apprentissage de la langue parlée précède toujours celui de la langue écrite. La parole est toujours première, dont la pensée silencieuse germant du monologue intérieur dicte le geste de l’écrivant. Et même dans la lecture, elle aussi le plus souvent silencieuse  mais surtout en fait depuis le milieu du 18e siècle seulement, c’est la parole toujours qui irrigue le texte lu.
Le mot écrit, le mot imprimé, n’est-il pas comme un papillon piqué sur un bouchon de liège ?

Et si les technologies informatiques permettaient maintenant de réaliser l’idéal socratique du « Connais-toi toi-même »  inscription au fronton du temple de la pythie de Delphes, en faisant de chacun de nous de véritables bibliothèques humaines, et si Ray Bradbury, critique envers les possibilités de l’édition numérique, en avait eu le pressentiment à la fin de son Fahrenheit 451 : les hommes exerçant à nouveau leur mémoire, redevenant des transmetteurs, des passeurs de livres, d’histoires…
Nous souvenons-nous seulement de ce qui se perd dans la transcription écrite d’un récit ?

Oui, il nous faut aujourd’hui reconnaitre la possibilité que l’imprimerie de 1450 ne représentera peut-être à l’échelle de l’évolution de l’humanité qu’un palier, qu’une parenthèse.
L’émergence de civilisations post-alphabétiques doit aujourd’hui être envisagée, comme l’un des possibles prolongements à ce que nous appelons, plus ou moins benoîtement, “la révolution numérique”.
 

1 commentaire:

  1. les langues qui n'avaient pas d'écriture ont été obligées d'en inventer pour ne pas mourir tout à fait; il me semble que contrôler ce que nous lisons, car cela revient parfois à cela,conditionne notre pensée et notre liberté; quant à moi, je revendique le droit de lire celui ou celle que personne ne lit, si cela m'apporte, et la mass littérature m'importe peu; ce qui pourrait être un formidable outil de partage et d'évolution m'apparaît parfois comme un formatage, un nouvel esclavagisme s ringard

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