Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 26/52.
Opus 26 sur 52. Je suis à mi-parcours. Le fait d’en avoir
pris conscience, de le noter et de m’y attarder, atteste à la fois l’effort (ou
la contrainte) que cette chronique hebdomadaire m’impose, mais aussi l’intérêt
que je lui porte. Ce cadeau, que je me suis fait en m’offrant cette tribune que
personne ne songeait ou ne trouvait intérêt à m’offrir, même s’il a sa part empoisonnée,
m’apporte beaucoup, me permet d’ordonner et de clarifier mes réflexions sur le
devenir du livre et de la lecture au fil des prochaines décennies, des siècles
prochains, et de tracer des parallèles avec une recherche spirituelle plus
intime.
La tension que je ressens fortement et que j’évoque ici
régulièrement est presque palpable. Nous pourrions presque la ressentir dans
nos corps. J’écrivais hier : « En 2012 l'édition est comme un
singe qui refuserait de devenir un homme ». Je ressens cette pression
intérieure.
Les libraires grognent sous le joug des maîtres du marché,
des auteurs commencent à s’organiser pour garder le contrôle sur l’édition
numérique de leurs œuvres indisponibles en édition imprimée. La coopérative
d’auteurs Indisponibles.fr,
lancée cette semaine, déclare ainsi avoir plusieurs objectifs :
« — permettre
à des auteurs de publier en numérique des ouvrages dont ils auraient récupérés
ou non cédés les droits de publication numérique,
— fournir aux auteurs dont les
ouvrages papier tomberaient dans la liste des indisponibles du XXème siècle une
possibilité de publier eux-mêmes leurs ouvrages, et d’en récupérer des revenus
supérieurs à ce que proposerait une société de gestion imposée par la loi,
— effectuer une surveillance active
de la liste des ouvrages papiers tombant dans cette liste des indisponibles du
XXème siècle et essayer de prendre contact avec le ou les auteurs pour
l’informer de la situation de son ouvrage. »
Par ailleurs les deux ans de fonction d’Antoine Gallimard,
descendu cette semaine de la présidence du syndicat national de l’édition sont bien
dans la normalité en comparaison des 19 ans qui passa son prédécesseur, Serge
Eyrolles (Denis Mollat a quant à lui été réélu pour la quatrième fois à la
présidence du Cercle de la librairie, notamment propriétaire de la société
Electre SA éditrice du magazine professionnel Livres Hebdo lequel, même en ligne, n’a toujours pas de réelle concurrence).
Les temps changent ; lentement.
Mais cependant…, c’est à une conversation récente que je
voudrais consacrer ce vingt-sixième opus, à un échange qui m’a permis d’ordonner
quelques-unes de mes réflexions sur les liens entre lecture et dispositifs de
lecture, d’avancer un peu le puzzle.
Quand je lis…
Que serait le livre s’il n’y avait plus de lecteurs ?
N’est-ce pas là, dans ce risque de dissolution des lecteurs
dans le flux numérique, que réside l’impérieuse nécessité de la métamorphose du
livre ? De sa renaissance sous un avatar autre que celui de papiers pliés
et imprimés ?
En fait, je me suis simplement posé la question de ce que je
fais quand je lis, moi qui depuis l’adolescence lis plusieurs heures par jour.
Sans linguistique, sans discours savants, qu’est-ce donc que lire ?
Lire. Non pas interpréter les signaux de son environnement
(ce qui est je pense de l’ordre de l’instinct pour tout organisme vivant), mais
attribuer du sens à des signes qui n’en ont a priori aucun. Et voilà donc ce
que je fais quotidiennement depuis plusieurs décennies : j’attribue du
sens à des signes qui n’en ont a priori aucun. Comment est-ce possible que cela
m’apparaisse aussi naturel ? Comment ai-je pu acquérir cette pratique et
une certaine maitrise je pense dans l’exercice de cette illusion ?
Vingt-six lettres pour une infinité d’univers, de vies
mêlées, et pour certaines depuis, mêlées à la mienne.
Apprendre à lire ? J’ai appris cela en 1966
précisément. Je ne veux surtout pas entrer dans la guerre entre défenseurs et
pourfendeurs de la “méthode globale”, terme je crois savoir assez générique et
qui recouperait en fait différentes pratiques d’apprentissages de la lecture.
J’ai pour ma part appris à lire avec la méthode syllabique et cet apprentissage,
perturbé par des difficultés d’élocution et un environnement familial difficile,
ne me fut pas aisé. Ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai plongé dans la lecture
comme dans une autre atmosphère, davantage respirable.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui dans cette “méthode globale”,
dont je n’ai donc aucune pratique, c’est l’un de ses aspects particuliers, qui
pour moi fait sens, mais dans la mesure seulement où je peux le mettre en écho avec
les premières pratiques de lecture de l’humanité.
Dans cette perspective, la présentation proposée ce jour par
Wikipédia a ceci de bien pour ma réflexion, qu’elle entre en écho avec ma
recherche : « Elle a
[la méthode globale] pour ambition de faire acquérir à l'élève une stratégie
de déchiffrage des mots, voire des phrases, en tant qu'image
visuelle indivisible. […] La lecture se fait par la reconnaissance d'un
mot en entier, ou plus souvent d'une phrase entière, et non par le code de l'écrit
par syllabes. Elle peut se comparer à la méthode utilisée pour apprendre à lire
des langues comme le chinois, basées sur des idéogrammes… » (Source)
Lire relèverait de la
reconnaissance hallucinatoire, plus que du décodage visuel et d’un déchiffrage linéaire que ne
corroborent d'ailleurs pas les enregistrements oculométriques.
Lire avec un casque !
Dans une certaine mesure cette méthode non-syllabique nous
replonge donc avant l’invention des alphabets.
Je me souviens régulièrement de ce qu'Alberto Manguel rappelle
dans Une histoire de la lecture (Actes Sud éd.), à savoir que le
psychologue américain Julian Jaynes a émis l’hypothèse que : « Lire
pendant le troisième millénaire avant notre ère revenait […] à entendre
les cunéiformes, c’est-à-dire à imaginer le discours de façon hallucinatoire en
regardant les signes qui le symbolisent, plutôt qu’à reconnaître visuellement
les syllabes de la façon qui est la nôtre. ». Comme je l’ai évoqué parfois
nous pourrions aussi nous demander si les “objets parlants” de la Grèce archaïque
ou les statues épigraphiques, sur un certain plan de perception, ne parlaient
pas « véritablement », de manière hallucinatoire. Comme statue épigraphique, je pense par exemple celle du roi sumérien
Gudéa, rappelée à notre mémoire par Clarisse Herrenschmidt (Les trois
écritures, Gallimard éd.) et recouverte d’inscriptions
cunéiformes qui donnaient la parole au roi, cette statue qui était visiblement
le porte-parole du roi auprès des divinités et, nous ne pouvons que le
constater aujourd’hui, auprès des générations futures du 21e siècle
également.
Quelques vérités partagées par tous et ne nécessitant aucune
connaissance scientifique particulière peuvent être listées je pense :
— Nous
accédons tous dans le sommeil à un plan de conscience particulier qui s’exprime
par les rêves, lesquels sont généralement très imagés, semblant puiser dans un
réservoir d’images emmagasinées dans notre mémoire et les recombinant en
histoires fictionnelles…
— La faculté de notre cerveau à générer des
images est ainsi attestée…
— Lorsque
nous plongeons dans une lecture d’immersion, de type fiction romanesque, récit
autobiographique ou expérientiel, nous sommes embarqués dans une expérience
similaire, mais, en état de veille. Comme les rêveries diurnes sont moins
imagées que les rêves nocturnes, sous peine d’être assimilées à des
hallucinations pathologiques, l’expérience de la lecture immersive reste elle limitée
par les conditions de vigilance et de conscience de l’éveil. Nonobstant, quand
nous voyons une adaptation cinématographique d’un roman qui nous a embarqué
nous ressentons bien et formulons clairement que : ce n’est pas ainsi que
nous avions vu les choses, que tel personnage ne ressemble pas à celui que nous
avions vu dans notre lecture, etc.
En quelque sorte, ne pourrions-nous pas dire que la page
imprimée a fait écran (masque) ? Ou alors que c’est l’activité cérébrale
de la lecture qui accapare trop de ressources pour déchiffrer et donner sens
aux signes graphiques, de telle sorte que la projection absolue du lu n’atteint
pas le niveau de la production onirique ?
L’écran de la page, occupé par les signes, ne laisse plus
place à la projection de l’image ? (Ici toute l’histoire des supports
d’écriture et toutes les études sur le rapport textes / images — enluminures, BD…, seraient à
réexaminer !)
— Mais il y
a incontestablement une activité fictionnelle naturelle du cerveau laquelle, à
ma connaissance, si elle a été en partie tout au moins explorée par les
sciences humaines et particulièrement la psychanalyse, resterait plutôt
négligée par les neurosciences.
— Enfin, les
rapides avancées de l’imagerie cérébrale permettent régulièrement de multiplier
et d’affiner nos connaissances sur le fonctionnement et les potentialités de
notre cerveau, véritable continent inexploré de notre boîte crânienne.
Les neurones miroirs, par exemple, désignent une catégorie
de neurones qui présentent une certaine activité, et ce aussi bien lorsqu'un
individu exécute une action, que lorsqu'il observe un autre individu exécuter
la même action, ou bien également, lorsqu'il imagine ou lit une telle action.
Les recherches actuelles sur les ICM (interfaces cerveau-machines) sont ainsi, à mon sens, très prometteuses pour l’évolution des dispositifs de
lecture.
Liseuses à encre électronique et tablettes tactiles
multimédias ne sont que des parenthèses, des impasses technologiques.
Bien sûr une telle idée rappelle avec amusement les visions
futuristes de nos aïeux qui imaginaient des voitures volantes pour l’An 2000.
Mais nous avons bien des avions depuis un peu plus d’un siècle.
Nos descendants ne liront pas avec un casque sur la tête
(quoique), mais les dispositifs de lecture qu’ils utiliseront seront peut-être
à la croisée des interfaces cerveaux-ordinateurs, qui sont de plus en plus
expérimentées, et des dispositifs de réalité augmentée et “d’intelligence ambiante”, qui diffusent de plus en plus dans notre environnement.
Ce que nos descendants à la fin de ce siècle appelleront
“lire” sera “voir”.
Un Mésopotamien me comprendrait.
Je voudrais lire ainsi.
Illustration : Une autre vision du livre du futur… celle de 1935 !
Personnellement, je n'utiliserai pas le terme hallucinatoire.
RépondreSupprimerAyant appris à lire très tôt, avant la maternelle d'autrefois (5-6 ans), je ne me souviens plus de comment j'ai appris. Par contre je suis sur qu'en lecture normale, je capte des mots et des groupes de mots, sans déchiffrement ni par lettres ni par syllabes orthographiques (1200 en Français, contre 60-70 en phonétique). Lire vite consiste à repérer les mots entiers, d'où notre horreur des fautes d'orthographes, des typos et des polices anormales, normées au XIXème siècle.
Ah, pouvoir choisir sa police préférée pour lire! (faisable sur les docs électroniques reçus, quoique après 2 ou 3 manips, car les auteurs et éditeurs et publieurs et droitsdauteuriens ne le veulent pas !).
L'intérêt de capter les mots en bloc sans déchiffrage, est qu'on lit assez vite pour alimenter son cerveau sans s'endormir (au contraire de la plupart des conférences orales!
Ce n'est pas de l'hallucination juste le fonctionnement naturel du cerveau, captant à 600 mots par minute et analysant-rangeant avec le reste de la CPU cérébrale, soit quelques milliers de mots par minute ou images et cetera {ce que Lorenzo ressent comme hallucinatoire :-) }.
La défense et la promotion du livre-écrit cela consisterait à banaliser la transcription des mots parlés à 120-180 mots par minute et à indexer le flot séquentiel analogique si lent, sur les mots transcrits, de façon à pouvoir survoler pour n'éventuellement écouter-regarder que les segments ou le non-verbal de l'auteur pourrait apporter un plus.
En conclusion, l'oeil entrainé est un outil assez efficace pour {entrer} des informations dans notre cerveau. Je n'imagine pas vraiment comment un "casque" pourrait m'alimenter sans m'enlever le contrôle que j'ai de ce que je fais de ces {entrées}.
Oui, des éditeurs pourraient rêver d'un casque créant dans le cerveau du {client}, des images et des sensations extraordinaires = aller plus loin de ce qu'ils essaient de faire avec la video + son + ...
Reste à voir ce que cela donnerait sans contrôle retour de ce qui a été ressenti et halluciné...
Très peu pour moi. :-) Je préfère l'écrit et le contrôle assez bon que j'ai sur cette drogue.
Certes, il est exact que ma phrase "Lire relèverait de la reconnaissance hallucinatoire, plus que du décodage visuel et d’un déchiffrage linéaire que ne corroborent d'ailleurs pas les enregistrements oculométriques." pose problème, car, plus exactement, il ne s'agirait pas d'une reconnaissance *hallucinatoire*, mais *hallucinogène*, effet que je précise, sur lequel je reviens en tous cas dans la suite de mon texte. Merci :-)
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