dimanche 5 août 2012

Semaine 31/52 : Mangeur de livres

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition. Ce post est donc le 31/52.

Cette semaine, comme les trente semaines qui ont précédé, j’ai été amèrement confronté à l’atmosphère des vendeurs de livres. Difficile à définir, il ne s’agit pas de personnes précises, mais d’un climat dans lequel je me trouve contraint. Ceux qui travaillent dans les abattoirs éprouvent-ils un dégoût pour la viande ? J’ai l’impression que mon travail en prospective du livre en dégoûte plus d’un ; peut-être n’est-ce que de la rancœur de ma part, ou une certaine lassitude. Alors passons…
Plus important : j’ai encore cette semaine fait l’expérience de la sérendipité. Une succession de circonstances fortuites sur mon emploi du temps m’a conduit à découvrir un livre qui s’avère capital à mes réflexions.
Une nouvelle fois ce fait me prouve l’ineptie criminelle des recommandations algorithmiques que le web tente de nous imposer. Criminelle, car il ne s’agit que d’une basse manœuvre commerciale qui aboutit en fait à un appauvrissement culturel et à un contrôle de nos lectures : vous avez acheté tel livre alors achetez tel autre, vos amis ont aimé tel livre vous l’aimerez surement. Baste !
Le livre dont il est question, de Frédérique Leichter-Flack (Alma éd., 2012) : "Le laboratoire des cas de conscience", montre bien en effet comment certaines fictions littéraires nous apportent des outils symboliques pour nous orienter dans la vie réelle. C’est là une belle illustration de la médiation de la littérature, aspect que nous négligeons en général, et, en particulier, dans le contexte actuel d’un passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, laquelle, si nous nous basons sur la production actuelle des éditeurs pure-players, semble négliger de plus en plus le texte au profit d'images, de vidéos, d'animations.
 
Bibliothérapie à marée basse
Fondée en Alabama en 1924 par la bibliothécaire Sadie Peterson Delaney, Franklin M. Berry dans son ouvrage Analysis of processes in bibliotherapy définit ainsi la bibliothérapie, en 1978 : « Par bibliothérapie on entend un ensemble de techniques permettant de structurer une relation interactive entre un facilitator (médiateur / thérapeute) et un participant, cette relation étant, d'une certaine manière, fondée sur un partage mutuel de la littérature, au sens le plus large possible. ».
Mais chez nous les stigmates du bovarysme — identification excessive à un personnage de fiction, fuite dans l’univers romanesque pour compenser un quotidien frustrant, ont bien marqué les esprits rationnels, et il est toujours difficile aujourd’hui de dépasser ce préjugé pour envisager sérieusement les effets positifs que peuvent avoir de tels phénomènes de projection, et ce que la lecture immersive peut apporter de positif à la construction de sa personnalité.
La psychologie nationale incline davantage à l’auto-thérapie, par une pratique incontrôlée d’écrivant, qu'au recours à la bibliothérapie dans une posture assumée et réfléchie de lecteur.

Au milieu du 18e siècle l’on a constaté dans l’Europe de l’Ouest — en Angleterre, en France, puis en Allemagne, une véritable révolution culturelle, que les historiens désignent carrément sous le nom de « rage de lire », allant même jusqu’à parler parfois d’une : « épidémie collective de lecture » (Histoire de la lecture dans le monde occidental, collectif sous la direction de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Éditions du Seuil, 2001). Ils expliquent cela par le passage d’une lecture intensive (peu de livres, souvent religieux ou philosophiques, régulièrement relus), à une lecture extensive (beaucoup de livres, souvent des romans, lus une seule et unique fois).

Aujourd’hui les outils informatiques permettent de pratiquer une lecture hyper-extensive.
La fureur de lire, qui aujourd’hui trouve sans doute un débouché sur le web, reste cependant tue, et elle n’est pas véritablement distinguée des autres pratiques des internautes (visionnage, écoute et/ou téléchargements, de musiques, de  vidéos, de jeux…). Naviguer sur le web, les blogs, utiliser les moteurs de recherches, les flux RSS, envoyer et recevoir des courriels, pratiquer les réseaux sociaux, c’est pourtant nécessairement lire.
 
Le devenir de la médiation de la littérature et l’explosion des pratiques de lecture sont deux facettes que nous devrions observer de très près je pense.
  
 
 
Dans sa toile L'opération burlesque, Jérôme Bosh représente une sage-femme, un livre en équilibre sur la tête (c’est là mon interprétation personnelle de ce tableau).
Dans La bibliothèque, la nuit…, ou alors dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel cite quelques cas de possessions par les livres, pour lesquels nous sommes en droit de penser qu’il ne s’agit peut-être pas exclusivement là d’une folie de la lecture, mais également en partie tout au moins, d’une folie de la possession de livres. Je ne retrouve pas ces passages qui se sont pourtant imprimés dans ma mémoire. Des fous de livres qui érigent leur bibliothèque en cocon, en utérus de papier ; d’autres qui l’organisent comme un univers, ou comme une encyclopédie, ce qui est presque la même chose.
Il se pourrait bien que pour beaucoup de lecteurs leur bibliothèque soit comme un exosquelette ; il se pourrait bien que s’il était possible pour eux de le réincorporer, ils puissent alors parvenir à l’unité qui leur permettrait de vraiment exister dans le monde ordinaire ; plus seulement par rapport aux textes, mais dans le contexte.
 
Moi, qui suis un peu comme eux, je n’ai trouvé pour l’instant que deux possibilités pour vraiment manger mes livres. Soit, les brûler pour en mélanger les cendres à ma pitance quotidienne, soit, les laisser macérer longuement dans de l’eau-de-vie, ou du vin rouge.
Que trouverais-je si je sautais le pas de la raison et que je me lançais effectivement dans cette entreprise de manger les centaines de livres de ma bibliothèque, en 2012, à Paris, en plein été ?
 
Prise au pied de la lettre, la métaphore du lecteur qui « dévore un livre » ne manque pas de sel, si l’on songe aux phénomènes de projections et d’intériorisations qui ont été à l’œuvre dans les processus d’acquisition de la lecture par l’espèce humaine : les bulles-enveloppes, vers 3200 ans avant notre ère, externalisations de la cavité buccale, de la bouche qui renferme les mots avant qu’ils ne deviennent paroles ; les globules, premières pièces de monnaies d'électrum au septième siècle avant notre ère, externalisations de l’œil [sur ces deux points se référer aux travaux de Clarisse Herrenschmidt] ; la lecture silencieuse rendue mentalement possible par l’intériorisation de l’espace théâtral [Jesper Svenbro], l’espace scriptural devenant une scène ; le papier après le parchemin comme projection de la peau humaine tatouée, scarifiée…
C’est pourquoi je pense, sans toujours le formuler lorsque l’on m’interroge sur le devenir des bibliothèques publiques, qu’elles devraient, en elles-mêmes, être envisagées puis dévisagées comme des livres, des encyclopédies.
 
Semaine après semaine je reste cependant subjugué de constater combien peu, dans l’interprofession du livre, sont apparemment soumis à ces influx de la lecture. Le métier, le pain quotidien à gagner, le train de vie à mener, les signes extérieurs de richesse à exhiber, l’entreprise à sauver, tissent une camisole à la folie de lire. Je crains fort de réaliser un jour que tous ces gens qui m’environnent dans mon activité de recherche en prospective du livre, ne lisent pas en fait, ou très peu. Ils n’ont pas le temps. Quant aux autres…
 

3 commentaires:

  1. Excellent ! Je me dois de réagir, malgré une certaine pudeur. Vous n'êtes pas seul, loin de là. Mais les vrais lecteurs, que ce soit en qualité ou en quantité, ne sont-ils pas pudiques ou réservés ? D'où le paradoxe...
    Mais, le "pure" lecteur n'est-il pas le véritable producteur du livre ? Gageons que nous reparlerons ensemble de ce pouvoir que nous partageons dans le silence de la lecture. Un lever de soleil n'est-il pas silencieux ? Et, y a-t-il quelque chose de plus puissant qu'un lever de soleil...

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  2. "comment certaines fictions littéraires nous apportent des outils symboliques pour nous orienter dans la vie réelle".
    "la bibliothérapie dans une posture assumée et réfléchie de lecteur."

    méritent d'être développés en eux-mêmes.

    Sachant que, personnellement, depuis mes 15 ans, je ne lis plus de romans, y compris de vraies littératures, après en avoir lus 2-3 par semaines à partir de mes 7-8 ans, car je récuse la capacité des auteurs, même ou surtout quand ils ont du style, à penser et décrire ce que pensent plusieurs personnes. Ils peuvent tout au plus décrire ce que des personnages disent et font... Je lis des essais et de l'histoire... où l'auteur analyse de l'extérieur ...

    Comment, malgré l'incapacité à penser au delà de ses propres personnalités, un auteur pourrait il écrire des fictions de telle façon et avec suffisamment de rigueur et compétence psychologique pour nous apporter des outils symboliques "corrects" "utiles" "heuristiques" pour nous aider réellement à nous orienter un peu mieux dans la vie réelle". {comprendre le monde et savoir quoi y faire pourquoi} est la très grande question posée mais non démontrée par ce billet :-)

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  3. Bonjour,
    Je suis abonné au flux de votre chronique, sans toutefois avoir pris le temps encore de la lire de façon approfondie, je la mets de côté sur mon compte evernote (le temps toujours cette question du temps !). Pourquoi la 31/52 me fait-elle réagir ? Ma surprise de vous voir tenir ce discours alarmiste, presque finkelkrautien. La sérendipité est une chose, que l'algorythme amazonien ou d'autres soient criminels me semble bien excessif. Un outil ne peut être criminel, je le trouve aussi, souvent, pertinent dans ce qu'il peut proposer. C'est à l'utilisateur de ne pas se laisser enfermer dans un processus unique. On pourrait dire la même chose d'un lecteur qui ne lirait qu'un seul ouvrage sur une question qu'il cherche à étudier...

    A la suite Frédérique Leichter-Flack (Alma éd., 2012): "Le laboratoire des cas de conscience", vous soulignez la capacité des fictions littéraires à apporter aux lecteurs des outils symboliques pour nous orienter dans la vie réelle". Mais vous semblez ne réserver cette capacité qu'au texte, puisque vous poursuivez à cette occasion la critique des livres numériques qui intègrent de plus en plus des images, des vidéos, des animations". Le cinéma, la musique, la danse et l'art en général peuvent tout aussi bien aider un individu à se construire sur le plan symbolique, ce n'est pas l'apanage du seul texte ou de la seule médiation littéraire. L'intégration d'images par le livre n'est pas une nouveauté, l'illustration d'oeuvres littéraires étaient beaucoup plus répandues au début du XXème siècle et cette pratique a eu plutôt tendance à se perdre par la suite.

    Il me semble que toute prospective concernant le livre devrait éviter de nourrir une relation mélancolique à la forme traditionnelle du livre (je suis moi-même sur le plan personnel, un indécrottable bibliophile, mais dans ma profession, bibliothécaire qui lit, j'essaie de me soigner). Depuis un certain temps déjà, le livre n'est plus l'unique vecteur d'accès à la connaissance. Je crois qu'il n'y a pas lieu de s'alarmer, c'est une évolution. Dans la métamorphose actuelle des supports de l'écrit, que nous vivons, dans laquelle nous avons bien du mal à fixer une projection fiable, ne faudrait-il pas examiner les phénomènes à partir des pratiques de lecture en train d'évoluer et non pas seulement en comparaison avec les pratiques traditionnelles. De la même façon, les conditions de la création littéraire vont subir des évolutions profondes, là aussi, l'innovation doit suivre sa dynamique. Les pratiques traditionnelles sont des références, bien entendu, mais dans le difficile travail de prospective, qui est le vôtre, il y a toujours ce double enjeu : prévoir à partir des phénomènes connus, anticiper des phénomènes pour lequel nous ne pouvons bénéficier, par définition, de références.

    C'est en tous cas, ce qui me semble passionnant dans l'aventure que je poursuis à la tête d'une médiathèque et, rassurez-vous, je travaille avec une équipe de collègues qui lisent... Incroyable non ?

    Bien cordialement

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