dimanche 12 août 2012

Semaine 32/52 : L’obsession textuelle

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 32/52.

Je me suis fait l’écho récemment d’une réflexion bien tranchée de Pascal Quignard. Ce dire résonnait peut-être en moi depuis sa lecture initiale, il y a quelques années déjà. Je constate en effet de plus en plus souvent et avec une sensibilité qui me semble s’accroitre avec le temps, que de plus en plus d'éditeurs pure-players tendent à produire des livres numériques avec de moins en moins de texte et de plus en plus d'images, de vidéos, d'animations et de sons en tous genres...
Je ne fais ici référence qu’à ma sensibilité personnelle et toute subjective de lecteur. Je ne juge pas. Je ne prétends aucunement décerner des bons ou des mauvais points, et encore moins indiquer quel serait le chemin à suivre.
Je dis simplement que ma sensibilité de lecteur me permet de ressentir un peu de l’angoisse qu’évoque Milan Kundera, lorsqu’il cherche à justifier son refus à la numérisation de ses livres : « Il me semble que le temps qui, impitoyablement, poursuit sa marche, commence à mettre les livres en danger, dit-il. C’est à cause de cette angoisse que, depuis plusieurs années déjà, j’ajoute à tous mes contrats, partout, une clause stipulant que mes romans ne peuvent être publiés que sous la forme traditionnelle du livre. Pour qu’on les lise uniquement sur papier, non sur un écran. » (Déclaration de Milan Kundera le 11 juin 2012, à l’occasion de la remise du prix de la Bibliothèque nationale de France pour l’ensemble de son œuvre).
 
Milan Kundera et Pascal Quignard
 
Quelle est cette angoisse ? « Voici, poursuit Milan Kundera, une image qui, de nos jours, est tout à fait banale : des gens marchent dans la rue, ils ne voient plus leur vis à vis, ils ne voient même plus les maisons autour d’eux, des fils leur pendent de l’oreille, ils gesticulent, ils crient, ils ne regardent personne et personne ne les regarde. Et je me demande : liront-ils encore des livres ? C’est possible, mais pour combien de temps encore ? Je n’en sais rien. Nous n’avons pas la capacité de connaître l’avenir. Sur l’avenir, on se trompe toujours, je le sais. Mais cela ne me débarrasse pas de l’angoisse, l’angoisse pour le livre tel que je le connais depuis mon enfance. Je veux que mes romans lui restent fidèles. Fidèles à la bibliothèque. ».

Que dit Pascal Quignard dans son VIIe Traité, intitulé : Sur les rapports que le texte et l'image n'entretiennent pas : « Toute image est à proscrire dans les livres qu'on ouvre et dans la lecture desquels on se plonge — sinon celle de l'écrit lui-même — par la simple raison qu'elle se substituerait à la lettre qui s'efforçait de suppléer à son défaut. Il est 1. contradictoire, 2. vain de demander au signe qu'il se transporte dans l'objet à quoi il réfère, car la signification est ce transport même ; c'est par voie de conséquence demander au signe qu'il se répudie comme signe ; c'est astreindre l'écrit à sa mort. L'image coupe l'herbe sous le pied qui est le langage. Montrer l'écrit comme spectacle : s'il apparaît, il s'anéantit ; il commence à être visible ; il cesse d'être lisible [...] Pour reprendre le verbe dont usait Gustave Flaubert, la mise en images "tue" les mots, puisqu'elle prétend se ressaisir de ce qu'ils avaient abstrait dans l'immédiateté continue pour le réintroduire dans l'univers physique. » (Extrait de Petits traités I, Pascal Quignard, Folio, pp. 132-133. N.B. : C'est moi qui souligne).
Le propos peut paraître excessif, mais si l’on s’arrête un instant sur son argumentation, cela, je pense, donne à réfléchir malgré tout.
Cette angoisse serait-elle lié à la perte de la gravitation que suggère l’impression ; le caractère faussement immuable du texte imprimé qui fait autorité. (Il me faudrait relire alors dans cette perspective Histoire et pouvoirs de l’écrit, d’Henri-Jean Martin, peut-être serais-je surpris à la relecture d’y trouver de l’eau pour mon moulin !)

Bien sûr il ne s’agit pas d’être iconoclaste dans une société de l’image où la télévision règne sur la majorité des citoyens ; il ne s’agit pas d’ignorer les rapports originels et souvent originaux que textes et images entretiennent depuis l’aube de l’écriture. Dans son ouvrage, Les artisans de l’écrit, des origines à l’ère du numérique, Roger Dédame, spécialiste des techniques et de l’histoire des métiers de l’imprimerie, commence par l’image dessinée, puis la calligraphie dont on trouve toujours traces dans l’écriture chinoise et la graphie arabe. Il date de l’époque gothique (14e siècle), du triomphe de la miniature et des enluminures, le « début d’une coexistence difficile, de deux langages distincts, l’image et l’écrit, dont la souhaitable complémentarité n’est pas encore respectée à notre époque. ».
Les outils logiciels et les possibilités de diffusion multimédia réinterrogent aujourd’hui encore (toujours) cette complémentarité problématique. La bande dessinée en est une parfaite illustration : un art qui jaillit des épousailles de l’image et du texte. Mais que pourrait devenir la BD face à des industries culturelles corruptrices ? Réinventer le film d’animation ou le dessin animé, serait-ce bien raisonnable ?

Dans le contexte du passage de l'édition imprimée à l'édition numérique, la question se pose : et si, maintenant, le spectacle gagnait aussi le livre, le texte, l'écrit ?
Les industries du divertissement règnent sur la culture et l’offre va bien plus vite que la demande. En réalité bien peu de lecteurs attendent ce que des Amazon, Apple et Google prétendent leur apporter.
 
Le fascisme des marques
 
Pour moi, lire, c’est voir sans images, saisir en plein vol, ramasser dans une impression unique une poignée de sensations suggérées. Lire, c’est renouer avec la marche des premiers hominidés partant à l’aventure dans un monde où tout était encore à nommer. (Je me souviens ces quelques mots d’Albert Bensoussan dans sa présentation du chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude : « Là, tout sera à créer et l'on vivra le déchiffrement des premiers jours du monde, car "beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt". Et voilà l'humaine condition installée dans l'Histoire, dans la contingence, dans le devenir et le cyclique... ».)

Lire, c’est plonger dans un texte, sauter à pieds joints dans sa lecture, s’en éblouir, s’en éclabousser au point d’en oublier son environnement, ses préoccupations ; aller comme au cours d’une longue marche à pas rapides, tout entier dans son souffle, et au point, sa lecture terminée, d’avoir l’impression très nette d’avoir vu le film de ce que l’on vient de lire alors qu’il n’en est rien : voilà qui relève et signe à mon sens et pour un lecteur : une lecture immersive.
Un lecteur (ou une lectrice bien entendu) ? Comment le redéfinir par rapport à cette angoisse de Kundera et à cette obsession textuelle de Pascal Quignard, que je fais miennes ?
Peut-être ainsi, comme : Un qui voudrait ne pas mourir, non pas pour rester en vie, mais pour continuer à lire.

Si le texte se rétracte, à n'être plus que légendes des images animées, ne perdrons-nous pas quelque chose en perdant ce qui est spécifique à la lecture de textes seuls ?
Et ce dans le meilleur des cas. Au pire tout pourrait devenir programme de télévision. Je le crains.
Vers quel type de société pourrions-nous dériver si la lecture et les lecteurs devenaient les otages de cette aliénation collective imposée par des marques ; des marques que je n’hésiterais pas à qualifier de fascisantes. Il suffit en effet de s'informer un minimum sur les contrôles qu'elles cherchent à imposer à nos lectures pour en être persuadés.
La technophilie ambiante qui gagne l’écosystème de la lecture n’est probablement qu'un effet du formatage imposé insidieusement par les stratégies marketing de ces mêmes marques qui prônent et organisent : un contexte d’hyperconnectivité, une économie de l’attention et du temps de cerveau disponible ; et assure notre soumission par la démultiplication de l’offre et la création sans cesse renouvelée de besoins factices et addictifs.
 
Aussi la question doit-elle être posée je pense : avec l'édition numérique, la lecture et les lecteurs ne deviennent-ils pas les otages de cette aliénation collective imposée par des marques ?
Durant des millénaires des milliers d’hommes vécurent dans des sociétés qui ne savaient pas l’écriture possible. Aussi ne devons-nous pas seulement prendre en compte la part d’imprédictible dans ce qui se développe aujourd’hui, mais également prendre humblement la mesure de notre ignorance profonde, et du passé et de l’avenir.

2 commentaires:

  1. Papier intéressant à mettre en opposition avec Une écriture pour Médianuates.

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  2. Médianautes, je pense ;-)c'est un sujet de discussion en tous cas (remets le lien que les personnes intéressées voient, lisent, etc.)

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