" - Quels sont, selon vous, les principaux
bouleversements qu’implique le passage du livre papier au livre
numérique ?
Ils sont nombreux je pense ! Comme lors du
passage de l'édition manuscrite à l'édition imprimée à la fin du 15e siècle,
nous assistons à une reconfiguration du marché et à l'arrivée de nouveaux
entrants. Pas seulement des mastodontes anglo-saxons, comme Amazon, Apple ou
Google, mais également une nouvelle génération d'éditeurs, que je qualifie de
"pure-players". Il s'agit d'entrepreneurs qui publient des livres
exclusivement dans des formats numériques à destination des nouveaux
dispositifs de lecture. J'en ai déjà répertorié plus de quatre-vingt dix
francophones.
Cette reconfiguration engendre des tensions au sein
de l'interprofession, notamment entre les éditeurs traditionnels et les
auteurs. Les médiations autour du livre se redéfinissent sur les blogs et les
réseaux sociaux où les légitimités sont rediscutées et où le lien social se
tisse avec d’autres règles, apparemment plus libres. Les plateformes
d’autopublication se multiplient et les lecteurs vont de plus en plus vouloir
eux aussi être reconnus comme des auteurs. En vérité personne ne sait où nous
allons !
- Pensez-vous qu’ils sont destinés à cohabiter, ou
que le second remplacera le premier ?
La cohabitation va être assez longue. D'après les
historiens les rouleaux et les livres auraient coexisté pendant au moins un
siècle. Mais c'est principalement une question de générations je pense. Celles
et ceux qui ont fait leur apprentissage de la lecture sur des livres imprimés
vont, comme moi, toute leur vie rester attachés à ce support de lecture. Mais
pour ce qui est des tout jeunes enfants qui ont aujourd'hui leur premier
contact avec l'écrit sur les smartphones ou les tablettes internet de leurs
parents, et qui seront ensuite scolarisés dans des écoles de plus en plus
équipées en outils numériques, nous pouvons vraisemblablement penser que
lorsqu'ils seront adolescents puis jeunes adultes ils ne se tourneront plus
instinctivement vers du papier imprimé pour lire.
Depuis que nous sommes passés il y a plusieurs
siècles de la lecture orale à la lecture silencieuse, lire est une activité
solitaire, intime. L'arrivée sur le marché de nouveaux dispositifs de lecture
(liseuses ou tablettes), de livres numérisés et d'œuvres numériques multimédia,
provoque en réaction une surestimation des liens que certains pouvaient
entretenir avec leurs libraires.
En fait, sur les réseaux sociaux il est souvent
question de livres et de lecture. De nombreux auteurs plus ou moins connus ont
leurs blogs, mais il existe surtout beaucoup de blogs de simples lecteurs qui
veulent partager leur passion de lire et leurs coups de cœur.
Dès 1996 et jusqu’en 2009 Isabelle Aveline et son
équipe avaient avec Zazieweb posé les bases des communautés de lecteurs qui aujourd’hui
se multiplient. Je pense à Babelio, par exemple. Il est incontestable que les TIC
facilitent et augmentent les échanges autour du livre.
- Quelles sont les principales évolutions que l’on
puisse envisager en matière d’ « environnements de lecture » (bibliothèques,
librairies…) ?
Avec le développement du commerce en ligne, et pour
le livre des acteurs tels qu’Amazon, Apple et Google, les libraires, par
ailleurs confrontés à la crise économique et à des loyers prohibitifs sont en
position très délicate.
Ce qui se profile, au-delà la baisse des ventes de
livres imprimés au profit du téléchargement de livres numérisés, c’est la
lecture connectée, en quelque sorte en streaming comme pour la musique. Le
modèle de distribution du livre numérique qui est en train de se mettre en
place est celui d’un stockage de nos bibliothèques dans le fameux “cloud”
(nuage), en réalité des serveurs informatiques. Nous n’achèterons plus de
livres, mais nous paierons un droit d’accès ou un abonnement. Avec ce que cela
peut supposer, entre autres comme profilage des lecteurs.
Les bibliothèques, qui se présentent déjà volontiers
comme des médiathèques, peuvent par contre devenir de véritables tiers-lieux,
des espaces de sociabilité autres que le foyer et le travail.
Mais tous, libraires comme bibliothécaires, vont
devoir tenir compte de plus en plus des nouvelles formes de médiations et
s’orienter rapidement vers le web 3D immersif. Récemment Immochan (filiale du
Groupe Auchan) a lancé la version béta d’un centre commercial virtuel en 3D,
baptisé Aushopping. Une nouvelle vision du commerce qui intègre la connexion à
distance et une dimension réseau social. C’est dans cette voie que doivent
s’engager les acteurs du livre et c’est pour les y sensibiliser que j’ai lancé
en janvier l’incubateur web 3D MétaLectures…
- Vous êtes l'auteur d'un livre sur la
"bibliosphère", dont vous nous parliez en 2011. Où en sont les
bibliothèques, aujourd'hui, par rapport au livre numérique ?
Elles expérimentent, elles le testent auprès de leurs
personnels et de leurs usagers. En général les résultats de ces tests ne font
pas vraiment sens à mon avis, car ils ne concernent pas suffisamment de
lecteurs pour être significatifs. Et puis, chaque bibliothèque est
particulière, en fonction de son implantation géographique, des populations
auxquelles elle s'adresse... Mais je pense surtout, qu'exceptés les publics
d'étudiants et de chercheurs, les gens viennent toujours pour l’imprimé et pour
trouver autre chose que ce qu'une connexion qu’ils peuvent avoir de n’importe
où leur apporterait.
Il est certain qu'au 16e siècle tous les ouvrages
manuscrits n'ont pas été imprimés, et de même aujourd'hui, tous les titres
imprimés ne seront pas numérisés. Les bibliothèques ne doivent pas, pour être
résolument modernes, négliger leur mission essentielle qui est d'assurer la
conservation et la pérennité des livres. Quand je parle de bibliosphère, je ne
pense pas au rapport entre les bibliothèques et les livres numériques en
particulier, mais, plus généralement, au déploiement des bibliothèques sur tous
les plans des nouveaux territoires digitaux : web 3D, réalité augmentée…"
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