Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 33/52.
L’obscurantisme qui consiste à vouloir imposer dans la bibliosphère
les lois des siècles passés, fondées sur la rareté et le contrôle des usages, laisse
filtrer la lumière.
L’omerta s’effondre sur elle-même.
Pendant combien de temps pourrons-nous maintenir le Texte
pétrifié ?
Voir à travers les voix qui s’élèvent les rapports nouveaux
qui se tissent, parfois d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, et qui
redessinent de nouvelles cartes.
Que le livre, sous son aspect industriel, soit considéré
comme une marchandise n’est pas véritablement choquant, mais que ceux qui
s’enrichissent de ce commerce méprisent autant les auteurs et les lecteurs,
l’est.
Par exemple, j’ai déjeuné cette semaine dans le jardin du
Luxembourg, un fin voile de pluie au cœur du mois d’aout ; malgré la date déjà
c’était l’automne, c’était presque l’hiver. Et cette idée vague et triste
d’être là, à Saint-Germain-des-Prés, alors que le rideau tombe lourdement sur
son spectacle.
Je crois bien que je porte déjà le deuil de tout ce que
j’aurais pu écrire.
Illusion des illusions, tout est illusion.
Bientôt la fin du spectacle ?
« Le spectacle est le moment où la marchandise est
parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la
marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on
voit est son monde. La production économique moderne étend sa dictature
extensivement et intensivement. » (Guy Debord, La société du
spectacle, 1971, Éditions Champ Libre).
Ainsi donc, éditeurs, se dresse devant vous : le livre.
Pagineux et opaque. Et derrière le spectacle. En coulisses,
au paradis, au poulailler, dehors, à la rue, sur le trottoir. Le livre, vous
comprenez ?
Le livre giboyeux remontant des siècles, avec leurs presses
à bras et leurs encres grasses. Dans son ventre des caractères qui aboient, et
quelques-uns qui nous parlent encore.
Irons-nous lire demain dans des dispositifs de lecture
proustienne, comme si la prétendue dématérialisation était un autodafé à
rebours ? Une reconstruction dans la mémoire des lecteurs
survivants ?
Ce passage du Phèdre de Platon : « C’est
que l’écriture, Phèdre, [C’est Socrate qui parle] a, tout comme la
peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme
vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence.
Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme
des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce
qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout
discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le
comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait
point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. »
(Phèdre, Platon, Traduction de Mario Meunier, 1922. Source Wikisource).
Comment au 21e siècle réintroduire ce discours de Socrate
dans un mouvement de libération de la parole écrite — le texte désincarcéré de la chaîne graphique, libéré du
livre…, et en même temps prendre en compte que les nouveaux dispositifs de
lecture pourraient être dotés de certaines fonctionnalités d’interactions avec
leurs lecteurs et, à la fois, de la parole et de la mémoire. Comment ? Peut-être
en le faisant résonner par rapport à ce que j’écrivais la semaine précédente
sur la toujours problématique complémentarité du texte et de l’image.
Toujours impossible en 2012 de rendre compte dans son
intégralité de l’expérience singulière qu’est la lecture d’un roman, expérience
à la fois simple et complexe. Très simple et trop complexe.
Comment expliquer l’évasion, la déconnexion (sic), l’immersion
engendrée par la lecture de certains romans…
Comment aussi ne pas s’interroger sur ce que de nouveaux
dispositifs de lecture multimédias risqueraient de nous faire perdre, de détruire
sans le savoir, considérant que justement nous ne savons pas précisément ni de
quoi il s’agit ni comment cela agit.
Pour Stanislas Dehaene : « Le cerveau humain
n’a jamais évolué pour la lecture. [...] C’est au contraire la lecture
elle-même qui a évolué afin de présenter une forme adaptée à nos circuits
[neuronaux]. En quelques milliers d’années d’essais et d’erreurs, tous les
systèmes d’écriture ont convergé vers des solutions similaires. Tous font appel
à un jeu de caractères simples que notre région occipito-temporale gauche
n’éprouve pas de difficulté insurmontable à apprendre et qu’elle parvient à
connecter aux aires du langage. La conception des écritures est proche d’un
optimum qui leur permet, en quelques années, d’envahir les circuits neuronaux
de l’apprenti-lecteur… » (Les neurones de la lecture, Stanislas
Dehaene, éditions Odile Jacob, 2008).
Vous avez souri en lisant Étienne de la Boétie
L’objet livre avec ses avatars multiples échappe au temps.
Alors ce qui importe surtout maintenant c’est de lui permettre cette
échappée : libérer les textes des carcans législatifs et commerciaux,
libérer les textes des chaines du livre.
Les éditeurs négligent la prospective car ils n’y voient pas
une méthode pour innover tout en limitant la prise de risque. Ils ont tort, je
crois.
La recherche de la rentabilité sur une échelle de temps
réduite, l’alignement sur les circuits de la grande distribution avec le
lancement de livres-produits à rotation rapide et signés d’auteurs-marques est
une navigation à vue ne pouvant satisfaire que les besoins à court terme des
actionnaires et des héritiers. Quand vous serez, quand nous serons, dans la
tombe, le monde que nous aurons laissé volera en éclats ! Vous serez, nous
serons responsables.
Décidément le marché du livre me fait penser à un bocal à
poissons rouges dans lequel une petite masse d’individus frétillent
inconsciemment, sans réaliser que leur bocal est ballotté par les flots
tumultueux sur l’immensité des océans. Car la véritable perspective s’étend en
vérité de l’acquisition du langage articulé, il y a environ deux cent mille ans, jusqu’à ce groupe de
chercheurs de l'Institut Wyss de l'Université Harvard, dirigé par le
professeur George Church, et qui viennent de coder un livre directement dans de
l'acide désoxyribonucléique (ADN) (Source).
Mais, même avec une vision plus réduite, il vous faut savoir
cependant deux choses…
La première, que de plus en plus d’auteurs, souvent issus
des générations natives du numérique, mais pas seulement, ont de plus en plus tendance
à refuser d’entrer dans votre jeu, et alors de se frayer leurs propres chemins
dans une nouvelle économie qu’ils inventent avec leurs pairs et leurs lecteurs ;
ces auteurs refusent entre autres l’application de verrous numériques (DRM) à
leurs œuvres.
La seconde, que de plus en plus de lecteurs également, souvent
issus des générations natives du numérique, mais pas seulement, maîtrisent
mieux que nous les nouveaux outils, mais aussi qu’ils sont de plus en plus
anglophones. S’ils ne trouvent pas le livre qu’ils veulent en français et à un
prix raisonnable ils l’obtiennent par des voies détournées.
La servitude volontaire dont quelques-uns encore vous
honorent tient à bien peu de choses, à une nostalgie, à un attachement affectif
aux livres imprimés et aux librairies, à l’inertie massive des consommateurs.
Votre manège reste rentable seulement parce que des auteurs
et des lecteurs y montent encore, mais qu’ils soient résolus à ne plus servir
vos intérêts et ils seront libres de défendre les leurs.
«Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez
libres. » : combien de siècle encore nous faudra-t-il pour comprendre
cette affirmation de 1549, d’Étienne de la Boétie dans Le discours de la
servitude volontaire ou le contr’un.
Les générations qui apprennent à lire et à écrire en 2012
seront-elles aussi serviles que nous le sommes aujourd’hui ?
Mais sans attendre
cette relève, je le répète, certains auteurs, déjà, s’en vont tenter leur
chance sur d’autres tapis de jeux, sur lesquels ils fixent en partie les règles
ou bien là où elles leurs apparaissent plus équitables ; et des lecteurs
aussi, par besoin d’aventure, de découverte d’une littérature moins formatée,
se risquent à explorer de nouveaux territoires de diffusion des livres,
certains mêmes, poussés par les contraintes qui leurs sont imposées,
franchissent finalement les limites de la légalité, considérant, à juste titre,
que les limitations à la libre jouissance d’un bien culturel légalement acquis
ou que l’accaparement par certains des biens communs, que la privatisation du
domaine public et de ses œuvres, sont des atteintes criminelles au patrimoine culturel
universel. Sommes-nous tenus de respecter les lois qui sont injustes ?
Ces pionniers ont sans doute la part la plus belle de
l’aventure, parce qu’ils y participent. Mais nous pouvons trembler pour les
générations futures car les barbares qui renversent vos empires sont pires que
vous : il n’y a aucun humanisme dans le formatage imposé insidieusement par les stratégies marketing de ces
mêmes marques qui prônent et organisent : un contexte d’hyperconnectivité
permanente, une économie de l’attention et du temps de cerveau
disponible ; et assure notre soumission par la démultiplication de l’offre
et la création sans cesse renouvelée de besoins factices et addictifs.
J'aimerais ajouter ceci à ton papier très juste. Il me semble que la vérité n'est pas dite en France sur la production des livres et le fonctionnement réel, il y a un manque de transarence. On sait très bien qu'une maison d'édition X ne peut pas tout publier et certaines maisons d'éditions n'existent que pour publier les piles refusées. Je pourrais en nommer plusieurs. Ces maisons d'éditions papiers qui pratiquent des politiques économiques ou l'auteur est exploité d'un point de vue financier, apportent tout de même quelque chose : curieusement, elle émancipe l'auteur, en lui faisait prendre conscience de son pouvoir et de son champ d'action possible. L'auteur émancipé n'aura aucun problème pour produire ses prochains livres en numérique et on peut s'attendre à une production massive d'autoedition dans les années à venir, autant nume´rique que papier. Donc, oui, l'auteur évolue plus vite que l'éditeur ! ;-) Et c'est peut-être une bonne chose, car beaucoup d'auteur de considère pas leurs livres comme des produits et les lecteurs comme des consommateurs ! ;-) Chris Simon
RépondreSupprimerBravo pour ce texte qui cerne bien les enjeux. Malheureusement, le constat est partagé par tous, y compris ceux qui font la loi à Saint-Germain-des-Prés. Trop de livres quelconques, trop peu de littérature... Il reste l'édition numérique, mais que faire sans le relais des médias ? Nous en sommes réduits à publier des samizdats...
RépondreSupprimerLuc Fivet