samedi 15 décembre 2012

Retour sur la conférence de Florian Forestier sur l'écrit et la spatialité

Très intéressante conférence hier soir sur la plateforme de web 3D immersive Francogrid, au sein de l'incubateur MétaLectures, que j'y ai lancé en janvier 2012.
Florian Forestier, docteur en philosophie, membre du CEPCAP (Centre d'études de la philosophie classique allemande et de sa postérité) de la Sorbonne, et chargé de collection à la BnF, nous a en effet entretenu durant une petite heure du thème suivant : "L'élargissement de l'ordre des livres : l'urbanisme comme modèle".
Ce sujet l'a conduit à aborder la question de l'hybridation du réel et du virtuel, phénomène pour le moins singulier que nous sommes de plus en plus nombreux à expérimenter au quotidien sur Francogrid en général et MétaLectures en particulier, pour ce qui concerne l'exploration de nouvelles formes de médiations autour du livre et de la lecture.
Personnellement j'en avais fait l'expérience pour la première fois en 2007, avec une conférence au sein de la Bibliothèque francophone du Métavers.

Elargissement de l'ordre des livres...
 
Extraits de la conférence de Florian Forestier, qui fut suivie par une quinzaine d'internautes avatarisés de la France entière et en vidéo live streaming par quelques dizaines d'autres (lien vers la captation vidéo) et fut prolongée avec de riches échanges entre l'auditoire et le conférencier :
 
" Cette conférence est composée à partir de deux articles que nous avons écrits : « L’élargissement de l’ordre des livres », publié dans la revue Argus, décembre 2012, et « Internet comme espace urbanisé », en attente de publication.
 
Où va le livre ?
  
Dans la continuité des travaux de Leroi-Gourhan, un certain nombre de penseurs contemporains, dont, particulièrement, Bernard Stiegler, comprennent le développement humain comme une extériorisation progressive de la mémoire. Une des fonctions du livre-objet a été de participer à ce processus de « domestication » collective de la mémoire. Le livre-objet servait ainsi de processus de stabilisation et d’extériorisation d’une mémoire fortement dépendante des opérations de la pensée humaine, donc fragile, et exigeant des processus de transmissions rigides. Roger Chartier évoque, à ce sujet, un « ordre des livres », amorcé avec la mise en place du codex dans les premiers siècles de notre ère et renforcé par l’invention et la généralisation de l’imprimerie. [...]
 
La finitude du livre
 
Des formes symboliques comme le livre-objet, en d’autres termes, ne sont pas seulement des outils cognitifs. Elles participent plutôt à l’inscription matérielle du rythme de la pensée se cherchant, se retenant, se contrôlant, s’affinant. Elles matérialisent l’excès de la pensée sur ce qu’elle peut retenir d’elle-même – excès qui n’est que l’autre face de l’inscription et de l’appartenance de la pensée au monde. Au-delà de certaines caractéristiques de la matérialité spécifique du livre-objet (la relation quasiment insécable entre le texte et le support), c’est bien à l’organisation fondamentale d’une forme de vie que celui-ci participe. [...]
 
Le livre et la ville
 
... la question de l’élargissement du livre au-delà du livre est également celle de l’architecture. La problématique du déplacement de l’ordre des livres recoupe la très intéressante réflexion menée par un certain nombre de philosophes contemporains sur l’architecture en tant que dimension fondamentale de la constitution d’une expérience comme expérience humaine. Le déploiement de la pensée, s’avisent ces derniers, est spatial aussi bien que temporel. Ainsi, « l'architecture est une condition de possibilité de la fiction, et, sans doute, du dire et du penser en général. », écrit Benoît Goetz, qui, dans la filiation de Heidegger et Derrida, lie même de façon indissociable pensée et spatialité. L'architecture est mise en œuvre d'horizons de sens : en cela elle est « condition de possibilité », lieu d'articulation des dimensions de sens qui traversent l'expérience. [...]
  
L'espace et la métaphore urbaine
  
La ville est un modèle fécond sur au moins deux plans. Tout d’abord, parce qu’elle constitue un exemple de système complexe et évolutif « non-borné » ; ensuite, parce qu’elle permet de penser de façon originale et pertinente à notre époque la mise en œuvre d’horizons de sens au sein d’un espace générateur.
La métaphore urbaine est une façon de penser sans la réduire la complexité des univers de l’information, mais également de comprendre que cette complexité se traduit par une structuration. [...]
 
La ville et Internet : deux espaces qui s'hybrident
 
C’est bien ici une hybridation, non seulement de l’Internet, mais du virtuel en général et du (disons) réel qui a lieu. D’une part, on interagit avec l’environnement physique comme s’il s’agissait d’un environnement virtuel, en y cliquant, y naviguant, et d’autre part le numérique vient lui-même s’inscrire dans l’espace réel au sein duquel on le rencontre comme on rencontre les autres objets. [...]
 
La patrimonialisation d’Internet : quelques observations sur le Dépôt Légal du web
 
L’évolution des pratiques liées à Internet invite à se pencher sur le statut – légal et symbolique – à accorder à cet Internet épaissis et densifié. [...] "
 
  

dimanche 9 décembre 2012

Semaine 49/52 : L’abolition de l’espace (du livre puis du corps…)

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 49/52.
  
J’aurais peut-être pensé cela de toutes les époques où j’aurais pu vivre, mais n’empêche que je le pense aujourd’hui bel et bien de la nôtre : nous vivons une époque bizarre.
Par exemple, j’ai mis cette semaine moins de temps pour aller en train de Paris à Bruxelles, que je n’en ai mis en rentrant le soir à Paris, de la Gare du Nord à chez moi aux portes du treizième arrondissement en métro. Je n’ai pas une nature voyageuse, je voyage surtout dans les livres, mais je crois bien que j’avais mis encore moins de temps pour aller à Naples ou à Madrid en avion. Peu importe les détails objectifs. Ce qui m’intéresse dans cette digression est mon sentiment subjectif, étayé par ma montre, à savoir que : plus je vais loin, moins je mets de temps !
Je rapproche cette observation, pour le moins paradoxale, de mon accès presque absolu (en fantasmant légèrement) à la bibliothèque mondiale, avec une simple connexion au web, et à ce fait corollaire que je peux accéder plus rapidement à un document, de la BnF par exemple, via Gallica, depuis chez moi devant mon ordinateur, qu’en me rendant sur les lieux.
Au tout début de La montagne magique, Thomas Mann, faisant relation de l’approche d’Hans Castorp du sanatorium international Berghof, éclaire ce rapport du temps et de l’espace : « L’espace qui, décrit-il, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent. ».
 
Du moment que nous sommes connectés, une surcouche sensible aboli les repères du temps et de l’espace physiques, voilà en quoi résiderait peut-être un rapport analogique entre volume des livres et temps de lectures, entre livres dématérialisés et connexion permanente.
 

Signaux faibles et tendances émergentes…

    
J’insiste toujours dans les cours que je donne sur la nécessité de bien distinguer les tendances émergentes, qui ont une probabilité de se développer et de s'imposer à court, moyen ou long terme, des signaux faibles, informations fragmentaires répétées et convergentes, mais dont le sort est plus difficile à déterminer, et des phénomènes purement conjoncturels, liés eux à des effets de modes, à d’éphémères stratégies industrielles ou marketing.
Ce n’est pas ici le lieu de telles analyses, mais j’indiquerais quelques-unes de ces tendances, de ces signaux, pêle-mêle, juste pour brouiller nos certitudes sur le livre et entrer (peut-être) dans l’abolition de ce qui pour le lecteur fait (peut-être) barrière entre le réel et la fiction.
J’indiquerais ainsi le développement d’une logique de l’accès versus la possession, en parallèle au développement de pratiques non marchandes autour du livre et de la lecture et au mouvement open source ; la renaissance de la littérature dans la réalité augmentée, le transmédia, les arts numériques, la ludification ; la plus importante perméabilité de la frontière entre amateurs et professionnels ; enfin, la possibilité d’un nouveau type d’interfaces de lectures, mixage du papier et des écrans (à terme de la peau ?) ; la miniaturisation des supports de stockage, en parallèle des bio-nanotechnologies.
 
Ce ne serait en fait qu’une question de temps et de générations, d’aspiration du temps, de laps (qui) suce : de ce bref instant où les mots permutent à mon insu, où la langue se joue de moi ; birlibirloque de la langue comme si j’étais toréé par elle, comme si le langage, difficilement conquit dans les années 1960, m’utilisait depuis lors, et m’instrumentalisait aujourd’hui au service de la promotion de ses avatars technicisés.
 
C’est juste une question de temps (temps de lire, des lectures et des lecteurs, temps diégétique — celui des histoires lues…), de temps passé à lire, et d’espace, du volume des livres et de celui du corps des lecteurs, des lectrices, de mon propre corps avec ses manifestations triviales, et d’espace virtuel parcouru durant la lecture.
A ce carrefour dont nous approchons qu’allons-nous rencontrer ?
 

Peut-on utiliser le livre pour ce qu’il est en vérité ?

 
C’est quelque part une déviation, un fétichisme, une perversion, que de considérer le livre comme un objet esthétique en soi. C’est en fait je pense beaucoup plus que cela.
C’est d’un véritable prolongement de l’être humain dont il s’agit, une projection de sa parole, de sa gestuelle, de son cheminement, de son passé nomade et agité ; de tout cela l’objet livre serait une mise en ordre.
Mais le livre en vérité dans ses entrailles toujours poursuit et manifeste notre nomadisme, au-delà nos postures statiques de lecteurs. Il nous court après.
 
Le rapport sage et respectueux que nous entretenons vis-à-vis du livre imprimé, marqué d’interdits, atteste de sa totémisation.
On constaterait aisément, si l’on était un peu attentif, que les interdits qui s’appliquent aux livres sont les mêmes que ceux qui s’appliquent à la chair humaine. Brûler. Manger…
 
Avec les avancées des nanotechnologies et des neurosciences le livre pervasif, diffus, se réordonnera peut-être au cours de ce millénaire sous la forme de prothèses, voire de fonctions, voire d’organes supplémentaires.
Pourrait-on imaginer alors l’émergence d’une nouvelle espèce, d’une chimère, mi-humaine mi-livresque ? Cela s’appelle des personnages de roman. Et certains sont en quête d’auteur.
 

dimanche 2 décembre 2012

Semaine 48/52 : Les arts numériques, ligne de fuite pour la littérature ?

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 48/52.
 
J’ai vu deux très beaux cèdres sous la pluie cette semaine.
Je me demande parfois s’il n’y aurait pas plus d’humanité à être un arbre qu’un humain en proie à l’indifférence ou au mépris de ses pairs.
La force d’inertie qui se déploie occupe presque tout l’espace vital qu’il me reste. J’ai presque manqué d’air dans les heures qui ont suivi. Je ressens durement cette froide résistance au changement, comme des parois lisses, sans failles, je le ressens particulièrement dans les non-réactions à l’incubateur web 3D immersive que j’ai lancé en janvier de cette année. Qui pourtant pourrait encore nier la porosité de son quotidien au numérique, que la réalité devient les réalités, qu’elles sont mixtes, aléatoires, augmentées, enrichies, ou artificiellement appauvries ou contrôlées, plus ou moins à notre insu.
Garder ses œillères c’est laisser les maquignons faire, les faquins gouverner.
L’homme est au fond un animal domestique apparemment.
L’offensive du numérique au Salon du livre et de la presse jeunesse, qui se déroule actuellement à Montreuil, ne peut pas être niée, par quiconque. Dans moins d’une génération, dans une dizaine d’années seulement, deux fois cinq ans, ces jeunes seront ou ne seront pas le lectorat du siècle.
 
Je ne pense pas avoir failli depuis le lancement de cette chronique, il y aura bientôt un an. C’est bien de l’actualité que je traite toujours, même si je ne donne pas toujours les clefs, les noms, le contexte ; si j’essaye, immodestement sans doute, de prendre un peu de hauteur.
Il y a deux semaines j’ai suivi attentif une prestation publique de Yann Minh, talentueux comme toujours, mais au mieux nos voies sont parallèles. Depuis quelques semaines je peine à lire le pourtant intéressant Surfer la vie de Joël de Rosnay. Je le recommande aux étudiants pour son message porteur d’optimisme et d’une saine combattivité, pour les valeurs qu’il véhicule. Mais lorsque j’ai récemment eu l’occasion de le croiser et d’échanger quelques mots avec lui je suis resté atterré par son scepticisme, sa méfiance instinctive vis-à-vis de la prospective du livre.
Apparemment la révolution numérique, qu’elle soit vécue comme catastrophique ou comme bienfaitrice, ne concernerait ni le livre ni la lecture. Ah ?
Il est vrai que Joël de Rosnay est un surfeur. Il ne fait pas de plongée sous-marine. Il n’est pas océanographe. Mais sous les vagues, sous la surface des choses, s’agitent bien des possibles, se préparent bien des avenirs. Avec la déconstruction du livre ce sont les habitants de ces grands fonds marins qui vont revenir hanter nos esprits et parler par nos bouches, nous subjuguer par le truchement de nos petites machines électroniques. Les mythes vont remonter à la surface. De nos yeux. De nos bouches, oui.
« Vieil océan, aux vagues de cristal... Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre ; car, je sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect brutal ; mais... courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan ! » (Les Chants de Maldoror - Chant I - Strophe 9, Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont).
 
Oui il faudrait changer de lunettes, de logiciels, s’arracher peut-être même les yeux et le cerveau, se débarrasser de notre pensée, sortir de notre peau, si nous voulons vraiment comprendre ce qui nous arrive, ce qui va arriver.
 
La fin de l’ère “bibliolithique”
 
Il faut considérer la prospective du livre et de la lecture dans la perspective de la Singularité de Ray Kurzweil.
L’effort doit aussi consister dans le présent à dépasser les théories d’études du champ littéraire et les modèles explicatifs de la linguistique, en réintégrant les problématiques de la lecture dans l’épopée de l’espèce, en interrogeant les neurosciences, les éventuels processus synesthésique et cybernétique en jeu dans l’exercice de la lecture.
En cette première moitié du 21e siècle nous sortons enfin de l’ère bibliolithique, celle du livre inscrit sur la pierre, ses dérivés et ses substituts ; j’entends là tous les supports matériels d’affichage, par ailleurs plus ou moins difficilement réinscriptibles et non connectés.
Nous en sortons, et ce faisant nous entrerions dans la bibliosphère, nous accèderions enfin à un stade du livre où l’impermanence des supports de lecture dans leur singulière pluralité, et surtout la volatilité de leurs impertinences, comme des ondes radio, nous obligeront. La parole désincarcérée des reliures sera. Une nouvelle ère de l’oralité où l’écrit agira avec la versatilité des mots dits. Maudits ? Malédiction ? Mal et diction ? Par exemple, oui, peut-être, ainsi.
Beaucoup restent encore abusés par les industriels du divertissement, qui masquent les évolutions du livre et de la lecture en les réduisant à un marché de gadgets, mais ces manœuvres commerciales n’empêchent rien. Ce ne sont que de grands enfants même s’ils font de gros dégâts.
 
Le passage, par exemple, des tablettes d’argile aux rouleaux de papyrus, le passage des rouleaux de papyrus aux livres de parchemin, furent des ruptures. Ce que nous vivons apparaît plus radical encore. Et bien plus encore que du passage de la copie écrite à la reproduction imprimée.
Nous ne passons pas seulement d’un support de lecture à un autre.
Le livre est dans une phase de déconstruction.
De voyage à-rebours.
Il retourne à la page unique, à la labilité de la langue, à la mobilité des populations nomades, et peut-être plus loin encore.
 
A travers nos émotions
 
Lire, comme le reste, c’est parcourir des lignes. Ce que nous voyons nous le ramenons toujours à des lignes. Ce que nous entendons aussi. Nous avons porté les sons sur des lignes que nous avons appelées “portées”. Lorsqu’il n’y a pas de lignes, comme dans l’espace, alors nous en inventons, pour relier les étoiles en constellations, dessiner les orbites des planètes.
Notre espèce est-elle la seule à être ainsi obsédée par les lignes ?
 
Que révèlent les sens multiples des écritures, horizontal, vertical, de gauche à droite ou de droite à gauche, de haut en bas ou de bas en haut, et les quatre sens figurés dans le judaïsme et le christianisme : le sens littéral du texte, son sens allusif, celui de son interprétation parabolique, et enfin son sens caché, ésotérique ; tous ces sens différents qui pourtant convergent et à eux quatre délimitent le tracé du verger, le Paradis.
L’espèce humaine en est-elle réduite à ne pouvoir échanger que par des mots ?
Les mots sont-ils le chemin ?
Le sillon initial se perd dans les brumes du temps. Du passé, et de l’avenir aussi. La mélancolie du paysage littéraire face à son destin, c’est ici donc ce que nous contemplons, cette approche de l’inconnu dont l’ombre portée sur la page nous fait tressaillir.
« La ligne de mots palpe ton propre cœur. Elle envahit les artères, elle entre dans le cœur avec la ruée du souffle ; elle étreint le rebord mobile d’épaisses valvules ; elle tâte ce muscle obscur aussi fort que des chevaux, cherchant une chose, qu’elle ignore. » (Annie Dillard, En vivant, en écrivant, traduit de l’américain par Brice Matthieussent).
 
Pourquoi les écrans d’ordinateurs, qui dissipent nos lectures, sont-ils appelés des moniteurs ?
Les arts numériques introduisent une rupture, tout comme les nouvelles technologies d’affichage et de diffusion, ils brisent les lignes.
Électrifiée, connectée au monde à l’entour, la page expérimente plus que jamais la mise sous tension d’une étendue délimitée par les hommes, le champ cultivé, le verger, avec d’autant plus de puissance peut-être, qu’elle peut s’étendre par-delà les écrans au-delà des supports (le transmédia notamment) et s’inventer comme les cités nouvelles d’un nouveau monde (l’imaginaire de la SF est fructueux sur ce chapitre, les villes vertes et connectées, les cités intelligentes et futuristes qui commencent à sortir de terre en témoignent à voix basse, les métaphores livres/villes murmurent dans le chaos…). Et je perçois cela.
 
Peut-être la littérature pourrait-elle s’y enfouir — dans cette faille ouverte par les arts numériques, s’y enfuir pour échapper à l’enfer que nous préparent les marchands.
La puissance des grandes œuvres romanesques est je pense en ce quelle abrite de mythique.
Avec les arts numériques, la fiction pourrait peut-être s’exprimer hors du champ des jeux numériques, et initier un dialogue avec ce qui s’écrit aux lisières et dans les terrains vagues.
 

samedi 24 novembre 2012

Semaine 47/52 : Lire entre les lignes

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 47/52.
 
 
Lire entre les lignes c’est lire entre les sillons.
C’est lire là où l’homme dans une société sédentarisée met encore ses pas.
Il ne trace plus la route.
C’est lire ce qui n’est pas écrit, mais qui a été semé.
L’argile façonnée de mains d’hommes, à l’image des premiers champs cultivés.
Une évidence : une tablette d’argile est une parcelle de terre travaillée par l’homme.
Les premiers scribes n’avaient pas de traces d’encre sur les mains.
Mais de la terre sous les ongles.
Les lignes découlent des sillons.
(Ou l'inverse.)
L’écriture boustrophédon.
L’homme voyage alors autrement.
Lignes. Partition des sons. Extraire les mots des cris et des gestes.
Certains commencèrent ainsi à voyager en restant immobiles, une tablette entre les mains, inertes devant une stèle dressée porteuse d’étranges inscriptions.
 
Lire ?
Suivre le sillon.
Trébucher.
Tomber sur le champ.
Un vertige.
Le préfixe “tré” nous apprendrait un dictionnaire étymologique : du bas latin “tra”, pour le latin “trans”, pour signifier : « au-delà de, par-delà ».
En lisant je trépasse.
La racine qui affleure du sillon me fait trébucher.
Je me prends les pieds dans le tissu.
 
Lire. Marcher.
Cueillir les restes de l’épopée.
Parcourir le champ qu’un autre a labouré.
Passer de la scène écrite à l’espace sonore du paysage peint.
Creuser le récit.
Mettre à jour les maux sous taire.
Longer le chemin. Prolonger le chant.
A l’origine s’ils ont fui, devant quoi ont-ils fui ?
 
D’abord ils découvrirent l’histoire en la parcourant.
Un jour ils se fixèrent et fixèrent les histoires.
Assurbanipal eut sa bibliothèque.
Au pied du mur. Au pied de la lettre.
Premières cités aux formes textuées.
Rêves d’architectures alphabétiques d’Antonio Basoli.
La roue tourne : pourquoi se sont-ils arrêtés, un jour ?
Augusto Ramelli, sa roue à livres…
 
Rien ne s’élève de cette terre retournée par les mots.
Si ce n’est une haleine chaude.
Mais à travers ses brumes, les brouillards et les pluies, entre les rayons rasant du soleil à l’aurore, sous la clarté de la lune à minuit, se dessinent des mirages, que nous prenons pour des réalités.
 
La lecture profonde, lecture des profondeurs, s’effectuerait-elle en surface du champ scriptural ?
L’expression « coureur de fond » n’est-elle pas intrigante ?
La course de fond, peut-on lire sur Wikipédia, « est une activité physique d'endurance qui requiert un bon équilibre énergétique et une forte volonté mentale. ».
Que serait la lecture de fond ?
Une lecture dynamique ? Engageante.
Le lecteur captif.
De quoi parler : lecture immersive, lecture de fond, lecture captivante, peut-être, simplement, revenir à la traditionnelle appellation de lecture intensive.
Non. Oui. Si je prends mon propre cas de lecteur j’ai de plus en plus l’impression d’avoir été, d’être encore piégé par l’abondance de nouveaux romans, sans cesse, et de plus en plus j’ai la tentation d’arrêter de lire de nouveaux livres pour juste en relire et relire, en relire, quelques-uns soigneusement sélectionnés. Relire. Ne plus lire. Marcher. Retourner.
 
Les pieds sur terre.
L’édition, dans sa manière dont elle ne fait pas face à la mort du livre.
Sa résurrection dans le lecteur.
 
Nous nous sommes arrêtés de marcher pour nous suivre pour nous rapprocher pour nous dépasser.
Le lecteur transhumain s’injectera du texte.
Puis peau et papier. Ecrans ?
Le destin de l’humanité en quelques pages.
Quelques volumes. Des cités, des citations.
Nous deviendrons tous des livres, je vous le dis.
 

dimanche 18 novembre 2012

Semaine 46/52 : Lire les yeux bandés

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 46/52.
 
J’ai souvent repensé cette semaine à un intéressant petit livre paru en 2008, “Qui croire ?”, signé Nathalie Brion et Jean Brousse, deux observateurs des mouvements sociétaux. Je l’ai parcouru à nouveau tandis que sur mon agrégateur de flux RSS continuait à s’allonger l’interminable liste des études et autres approches quantitatives sur l’édition numérique, s’ajoutant les unes aux autres. A la lecture de cet essai, qui pointe tant l’obsolescence des méthodes d’analyse de l’opinion, que la non représentativité des syndicats, on peut se faire une idée de la manipulation à laquelle nous sommes soumis.
 
Un baromètre n’est pas une boussole
 
En résumé : les échantillons représentatifs n’existent pas (et peut-être encore moins qu’ailleurs dans le domaine de la lecture qui est à la fois une pratique intime et où le déclaratif doit être soumis à la suspicion).
Nathalie Brion et Jean Brousse l’énonçait, puisque apparemment il le faut : « L’homme moderne ne se détermine plus en fonction de son âge, son revenu ou sa profession. Un autre moteur l’anime : son système de valeur. Un patron au fort niveau de vie, écologiste circulant à bicyclette quand une caissière de supermarché se prive pour s’offrir un sac Vuitton, objet d’identification identitaire. » (p. 78).
Ces études, enquêtes, baromètres et autres billevesées nous font perdre le Nord. Ces données se surajoutent à l’infobésité ambiante et, à mon sens en tout cas, brouillent l’horizon plus qu’elles ne l’éclaircissent.
A qui profite le crime ?
Dans le contexte qui nous intéresse ici, de passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, quel sens peut avoir une étude qui ne se concentre que sur les lecteurs à partir de quinze ans.
 
Je pense que nombre de ces productions d’instituts relèvent davantage de la communication que de l’information, qu’il suffit de s’informer du commanditaire et de lire entre les lignes pour que le voile se déchire. Au mieux, le signalement répété par plusieurs études de certaines tendances permettrait-il de confirmer une propension générale.
Mais il nous faut cesser d’être crédules : ces études orientées ont pour principale fonction sociale d’assurer dans la population la reproduction servile des stéréotypes sociaux sur lesquels les dominants économiques assoient leur domination. Cela est criant dans le marché du livre !
Le plus souvent l’objectif est d’orienter le marché dans le sens de leurs intérêts, notamment par le levier des médias qui répercutent les résultats de ces “études” tels quels, comme s’il s’agissait d’informations validées, phénomène regrettable déjà bien connu, mais auquel s’ajoute maintenant celui de nombreux blogueurs, et tous d’infuser cette influence pour le compte de lobbies. Un vaste enfumage !
En début d’année j’avais abordé ce sujet en dénonçant les prophéties auto-réalisatrices.
 
Dans les cours que je donne j’insiste bien auprès des étudiants sur la nécessité de prendre un recul critique par rapport à toutes ces enquêtes, à s’informer sur leurs méthodologies, à s’interroger sur la pertinence et la représentativité des panels, sur l’identité et les intérêts des commanditaires, à les comparer et à les mettre en perspectives avec les autres informations dont ils peuvent disposer.
Au-delà du fait qu’il s’agit souvent de futurs professionnels de l’édition, il s’agit avant tout de lecteurs, de lecteurs qui doivent être informés sur leurs droits.
 
Revendiquer nos droits de lecteurs
 
Les lecteurs ne connaissent pas leurs droits. Le plus souvent même je crois qu’ils ignorent totalement qu’ils en ont ! En toute bonne foi ils se laissent manipuler par les marchands du temple. De leurs cotés, les acteurs de l’interprofession du livre gardent un pudique silence. Aucun n’a intérêt à éclairer une ignorance dont ils profitent tous à un degré ou à un autre.
 
A chaque fois que j’en ai l’occasion je rappelle les droits des lecteurs. Ceux exprimés par Daniel Pennac en 1982 dans son essai Comme un roman : « - Le droit de ne pas lire – Le droit de sauter des pages – Le droit de ne pas finir un livre – Le droit de relire – Le droit de lire n’importe quoi – Le droit au bovarysme – Le droit de lire n’importe où – Le droit de grappiller – Le droit de lire à voix haute – Le droit de se taire ». Mais ils apparaissent aujourd’hui bien fleur bleue dans la guerre économique que nous traversons. Ils ne s’attaquaient qu’aux interdits moraux. C’était encore nécessaire à l’époque apparemment. Mais les choses ont changé. Déjà à plusieurs reprises dans cette chronique j’ai relayé les droits que les lecteurs doivent aujourd’hui défendre et tels qu’ils ont été désignés par Richard Stallmann.
Je constate régulièrement sur le web, non pas dans les publications, mais dans les commentaires, les forums, sur les réseaux sociaux…, le mécontentement et les stratégies de contournements que certains lecteurs conscients mettent en place face aux pratiques commerciales abusives de certains acteurs du marché du livre (imprimé ou numérique). Cela me rassure.
 
La démocratie absolue fait peur. Et, incontestablement, les lectrices, les lecteurs sont bien plus nombreux que tous les professionnels des métiers du livre.
Si la vague des lecteurs se levait elle emporterait tout sur son passage.
Le numérique, nous le voyons tous les jours, peut être habilement détourné au profit des industries du divertissement de masse. Mais les lecteurs, comme masse vivante et plurielle de millions d’individus, comme masse incontrôlable d’électrons libres, pourraient dérégler cette machination.
Avec le développement d’une “culture numérique” les choses commencent à changer, je veux exprimer l’idée que le fil de la pensée humaniste et celui des “humanités numériques” commencent à se tresser, que les enfants, les fils commencent à se reconnaître comme frères.
Les “lectorats qualifiés” (grands lecteurs, bibliothécaires, enseignants et professeurs documentalistes, étudiants…) commencent à revendiquer leurs droits, notamment par rapport à la défense du domaine public et des biens communs, tandis que des lectorats dans leur ensemble, nous pouvons voir émerger des pratiques parallèles basées sur la consommation solidaire, notamment l’échange gratuit de livres imprimés en dehors des circuits traditionnels des librairies et des bouquinistes.
 
Le cas cette semaine de la “disputation” entre l’auteur Thomas Geha et la Team Alexandriz, qui a mis en téléchargement gratuit l’une de ses œuvres, est révélateur de l’évolution des mentalités et de la redistribution des cartes.
Quand un auteur écrit cela : « Quoi qu’on en pense, Alexandriz est un acteur du livre. Illégal, certes, mais un acteur tout de même. Il est le reflet d’un certain comportement moderne dans la consommation des biens culturels, et une porte vers ce que sera aussi l’avenir. Si les artistes veulent s’adapter, cela passe forcément par essayer de comprendre les comportements des internautes. Et ainsi, peut-être, cela permettra de contribuer à modeler un avenir qui n’est pas forcément si noir pour la création. », quoi qu’on en pense c’est signe que les choses sont en train de changer, que les rapports de forces se redistribuent.
Au point où nous en sommes ce 18 novembre 2012 les choses évoluent vite, presque en temps réel, la polémique est entre les lignes, mais pour l’heure sur une page web tirée “Disclaimer” la Team Alexandriz précise que : « La loi L. 122-5 du Code de Propriété Intellectuelle admet une exception pour la copie privée, vous pouvez donc télécharger légalement les œuvres présentes ici si vous en possédez l’original. Lorsque vous achetez un livre papier, vous achetez l’œuvre et non son support, personne ne peut vous obliger à repayer l’œuvre numérique si vous possédez le livre papier (ou numérique). ».
 
Si les auteurs et les lecteurs se donnaient la main….
Mais je dois être un idéaliste !
Je me souviens qu’à la fin de la méthode Boscher avec laquelle j’appris à lire il y avait cette comptine de Paul Fort, La ronde : « Alors on pourrait faire une ronde autour du monde, si tous les gens du monde voulaient se donner la main. ». Mais déjà je sentais bien que les adultes qui me la lisait et qui avaient connu la guerre, ou simplement la dureté des milieux populaires dont je suis issu, n’y croyaient pas.
J’appris à lire ainsi les yeux bandés, la peur au ventre que le loup dévore toute crue la chèvre de monsieur Seguin parce qu’elle osait revendiquer son droit à la liberté.
 
Aujourd’hui, pratiquement seul face à une interprofession du livre qui dans sa majorité méprise mes travaux, je me lève pour revendiquer mes droits en tant que simple lecteur.
Lire les yeux bandés, oui, mais bandés comme un phallus, le regard qui transperce le bandeau.
Parce que nous ne nous donnons pas la main, personne ne me donne la main, et dans l’histoire c’est le loup qui est libre.
 

dimanche 11 novembre 2012

Semaine 45/52 : Lire l’innommable…

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 45/52.
 
En ce 11 novembre 2012, journée de recueillement, je donne suite à un commentaire de Boris Bouscayrol, auteur du roman Cyberpunk, "Ber\in : la rencontre des frères humains", par lequel il cherche aussi, je crois, à exprimer les liens multiples des réalités et des fictions sur d’autres espaces que la page imprimée.
Son commentaire à ma chronique 43/52 : Fusionner avec le livre est le suivant : « “La réalité n'existe pas." dites-vous. C'est vrai, mais c'est tout ce que nous avons ! Tout autour, il y a l'innommable. La réalité est notre façon de le conjurer, de donner par les noms et les mots un sens à ce qui n'en a pas. C'est une question de survie. Alors oui, la réalité n'existe pas, elle n'a pas de consistance, d'essence. Elle est le projet, elle est l'enjeu et la règle du jeu. Un voile qui nous protège du magma informe du réel, tissé par la politique, la science, les religions. Mais par les livres, aussi, heureusement. ».
Ce commentaire a suscité de nombreuses réflexions en moi durant toute cette semaine et j’essaye seulement ici d’y mettre un peu d’ordre. Cela, et je m’en excuse par avance, demeurera bavard et assez confus encore sans doute.
 
Le livre, théâtre ou miroir du réel ?
  
J’ai eu hier matin l’enrichissement de pouvoir écouter Jean Staune à Paris et je dois bien reconnaître, dans le cadre de cette chronique, que je partage sa conviction, que j’exprimerais ici avec mes mots : l’absence d’une forme d’existence supérieure à l’homme m’apparaît hautement improbable.
 
L’usage courant que nous faisons des mots, particulièrement de ceux qui renvoient à des réalités non matérielles, non observables, ou seulement alors dans leurs effets (telles les impressions, les sentiments, les émotions…), et notamment l’usage que nous faisons de ce mot précis : “innommable”, fait de nous tous, et particulièrement de celles et ceux qui prétendent se consacrer à l’écriture : des faussaires. Seuls les poètes, peut-être, seraient excusables. Et les prophètes.
 
En ce jour, l’abondante littérature sur la première guerre mondiale vient bien évidemment à l’esprit. La liste serait longue. Ce qui s’impose à moi est la course de mon ami Hans Castorp et les larmes me viennent aux yeux en tapant ces mots sur le clavier de mon ordinateur. Car je comprends, je réalise peut-être enfin pourquoi La montagne magique est pour moi un véritable roman culte que je relis régulièrement : entre chacune de ces lectures la course de Hans se poursuit en moi, il n’arrête pas de courir et tant qu’il court il restera vivant.
« Adieu ! Tu vas vivre maintenant, ou tomber. Tes chances sont faibles. Cette vilaine danse où tu as été entrainé durera encore quelques petites années criminelles et nous ne voudrions pas parier trop haut que tu en réchapperas. A l’avouer franchement, nous laissons assez insoucieusement cette question sans réponse. Des aventures de la chair et de l’esprit qui ont élevé ta simplicité t’ont permis de surmonter dans l’esprit ce à quoi tu ne survivras sans doute pas dans la chair. » (Thomas Mann, traduit par Maurice Betz).
J’ai le sentiment déraisonnable que tant que Hans Castorp court en moi il reste vivant.
 
Dans “Vie et destin”, Vassili Grossman écrit lui l’innommable, il conduit ses lecteurs au cœur même des chambres à gaz. Tout récemment dans “Ma mère est une fiction”, Chris Simon approche cette tension avec cet artifice terrible de réintégrer l’horreur des convois funestes dans notre quotidien du 21e siècle. Cependant je sens bien qu’il me faut pousser l’investigation plus loin encore.
 
Mon hypothèse est aujourd’hui la suivante : il y a lecture parce qu’il y a écriture parce qu’il y a langage et le langage se serait extirpé de l’inarticulé en passant par le chant, la mélopée, la mélopée des longues marches, la psalmodie, qui a survécu dans des offices religieux et les complaintes.
Que dit le livre que je lis ces jours-ci : « … le chant qui, à l’origine des âges et des humains, avait dû être un simple hurlement parcourant tous les degrés sonores. Il avait fallu le circonscrire sur une seule note et arracher de haute lutte au chaos le système de notes. Bien entendu, une ordonnance régulatrice des sons fut la préfiguration et la première ébauche de ce que nous entendons aujourd’hui par… » : langage (Le Docteur Faustus, traduction de Louise Servicen).
En fait, Thomas Mann écrit : “musique”, et non pas “langage”.
La réponse au mystère du premier mot prononcé par un ancêtre humain est peut-être le premier mot non chanté. Dit. Du chant à la récitation il y eut sans doute beaucoup de pas, beaucoup de chemins.
Je ne me souviens pas que Vassilis Alexakis dans son roman paru en 2010 : Le premier mot, évoque cette hypothèse parmi les nombreuses qu’il passe en revue, mais c’est là un roman qu’il me faut relire.
 
Sur la page, les mots substitués
 
Je recherche la spontanéité dans l’épanchement régulier de cette chronique. Je n’ai ni la culture ni la rigueur d’un intellectuel. J’essaye seulement de comprendre le sens de ce qu’il m’arrive.
Cette semaine, par exemple, cette phrase de Walter Benjamin : « La langue a signalé sans malentendu possible que la mémoire n’est pas tant l’instrument de l’exploration du passé que son théâtre. Elle est le médium du vécu comme le Royaume terrestre est le médium où sont ensevelies les villes mortes. Qui cherche à s’approcher de son propre passé enseveli doit se comporter comme un homme qui creuse» (Extrait de Berliner Chronik, 1932) ; alors que la notion d’innommable me hantait l’esprit.
 
En fait, l’innommable ne concerne probablement pas exclusivement la barbarie, la bestialité humaine, que nous pouvons nommer jusqu’à un certain point, mais tout ce qui nous outrepasse, en bien comme en mal, qui s’exprime bien au-delà de notre échelle humaine.
Dans Les bienveillantes de Jonathan Littell (2006) on comprend le pourquoi du titre dès lors que nous pouvons le relier à l'Orestie d'Eschyle et aux Érinyes, déesses infernales qu’il ne fallait surtout pas nommer directement de crainte de les attirer.
Autre exemple, je travaille depuis janvier de cette année à une adaptation du roman gothique de Matthew G. Lewis de 1796, Le Moine. Le boulanger (terme argotique pour désigner le diable, le démon) y joue là aussi de la substitution, sur une palette impressionnante.
Les stratégies d’évitement pour nommer ce qui apporte l’innommable aux hommes doivent ainsi être nombreuses. Je pense rapidement à Georges Bernanos dans Sous le soleil de Satan, Le Docteur Faustus de Thomas Mann. Dans ce dernier cas le personnage innommable, le Malin, se métamorphose sous les apparences successives de multiples personnages, qui ne sont pas sans rappeler les multiples avatars des divinités de l’hindouisme.
 
Chaque chose a un nom, mais ce n’est pas forcément son nom. Ce n’est pas forcément le nom juste. Et qui sait si lorsque nous nous retournons, lorsque nous tombons le dernier masque, ce n’est pas nous-mêmes, notre pire ennemi que nous voyons dans le miroir ?
Car combien de substitutions s’opèrent dans le chaos ?
Et comment ce qui est innommable pourrait-il être représentable ?
Le phénomène vaut je pense pour tout. La représentation des divinités dans les cultures polythéistes est du même ordre je pense. Je l’ai observé dans L’Iliade et l’Odyssée d’Homère, dans Mardi d’Hermann Melville, dans L'Énigme du retour de Dany Laferrière (2009).
C’est la raison pour laquelle sur la route d’Emmaüs les disciples ne reconnaissent pas le Christ.
Ce qui est innommable l’est peut-être simplement parce qu’il outrepasse les limites, et de notre monde physique, et de notre monde imaginaire.
Parce que nous ne pouvons pas le désigner, le montrer du doigt, mais seulement le représenter.
Une nouvelle fois le rapport à l’image m’interpelle. A ce point l’iconoclastie est questionnée.
 
Par rapport au monde et à ses aléas multiples, les livres restent donc circonscrits dans leurs expressions du nommable, du dicible, du lisible.
La page, (« La page, c'est-à-dire le pagus latin, ce champ, ce territoire enclos par le blanc des marges, labouré de lignes et semé par l'auteur de lettres, de caractères ; la page, lourde encore de la glaise mésopotamienne, adhérant toujours à la terre du néolithique, cette page très ancienne s'efface lentement sous la crue informationnelle, ses signes déliés partent rejoindre le flot numérique. », Pierre Lévy, dans Sur les chemins du virtuel, 1995), la page limite, mais ce faisant ne concentre-t-elle pas aussi les possibles actions du texte ?
Je pense ici aux chamans, à l’édification d’enceintes sacrées (le mot “enceinte”), en traçant simplement un cercle au sol, en ordonnant juste quelques éléments de décor.
La page n’est-elle pas, à la fois, enceinte et lieu de passage ?
Une gare de départ.
Une trappe. Un sas. Un espace privilégié que nous redessinons sans cesse, des tablettes d’argile aux tablettes internet.
Un champ cultivé, tout simplement.
Ma redéfinition du mot “page” ?
Matrice de fiction qui engage notre sensibilité.
 
Si nous pouvions seulement un instant concevoir ce que représentait pour les hommes, ce qu’était un champ cultivé à l’époque des tous premiers champs cultivés, au tout début de la sédentarisation de l’espèce et des premières cultures ordonnées. Nous aurions peut-être alors une possibilité de saisir subrepticement le lien existant certainement entre la page et l’innommable que fuyaient peut-être les hordes nomades.
 
Le visible seul nous est-il en partie lisible ? Ou bien la lecture pourrait-elle nous ouvrir des voies d’accès autres ? D’autres voies existent probablement pour accéder à la vérité derrière les masques, mais la lecture de certaines fictions m’apparaît comme étant peut-être la plus universellement accessible.
 
Ce à quoi il nous faut être vigilant en cette période d’e-incunables, ce sont aux conséquences de nos choix et de nos usages, savoir si nous rehaussons ou si nous abaissons le seuil de lisibilité du monde.
 
En révélant l’interstice entre les mots, quelle ouverture sur l’innommable a, peut-être, été descellée dans les monastères irlandais au 10e siècle ?
Bien malin qui pourrait répondre à cette question.