mercredi 25 janvier 2012

L'important n'est pas l'édition numérique

L'édition récente du livre de Thierry Crouzet, "J'ai débranché", m'a rebranché sur le post que j'avais publié ici même en août 2010, suite aux journées numér’ile 3 sur l'ile d'Ouessant, et où nous n'étions pas vraiment sur la même longueur d'ondes ;-)

   
" je souhaiterais ici cette déclaration d’Albert Camus, [...] en écho à nos quelques échanges avec Thierry Crouzet notamment : « Si l’homme veut être reconnu, il lui faut dire simplement qui il est. S’il se tait ou s’il ment, il meurt seul, et tout autour de lui est voué au malheur. S’il dit vrai au contraire, il mourra sans doute, mais après avoir aidé les autres et lui-même à vivre. » (Albert Camus, une vie, par Olivier Todd, Folio, 1999, Page 484).
Alors qu’ai-je à dire de vrai ici ?
De ces journées ouessantines, il ressort pour moi, mais peut-être ne serait-ce qu’une impression engendrée par une insularité énigmatique, que l’édition numérique relèverait davantage, dans les esprits de beaucoup, du fantasme futuriste et communautaire, que des réalités économiques qui nous sont imposées par le marché et par les industries de l’électronique et du divertissemement.
  
Les effets mirages induits par le design d’une certaine marque notamment, et par les facilités que semblent apporter certaines nouvelles technologies, ou certains services qui leurs sont associés, leurrent, je pense, trompent, et nous font oublier les réalités humaines et socioéconomiques du passage de l’édition imprimée à une édition… numérique ?
Pour ma part l’édition numérique ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est l’édition du 21e siècle
, celle que nous laisserons en héritage à nos descendants du 22e siècle. [...]
  
Ainsi, j’observe que progressivement, mais assez paradoxalement à la fois lentement et rapidement, selon les repères que l’on se propose, dans le décor de tous les jours s’installent, davantage que des outils nouveaux, de nouvelles pratiques de communication entre membres de la communauté humaine.
Et alors que je me faisais une joie de passer déconnecté ces quelques journées ouessantines, fort éloigné de mon ordinateur et de tous types d’écrans, j’ai, pratiquement en permanence, été encerclé d’iPhone, d’iPad et de Mac, le tout dans un bourdonnement de tweets incessant.
 
Mon objectif n’est pas ici de revenir d’autorité et après coup sur les échanges publics qui ont pu avoir lieu durant ces cinq jours, intéressants et enrichissants (intellectuellement j’entends) à plus d’un titre.
Les contributions pertinentes de François Bon, à la discussion du 20 août : “Ce qu’Internet change au récit du monde” (avec cette question essentielle qu'il pose : « Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible emporte avec lui […] une part radicale de ce qui nous définit comme culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ? »), et à celle du 22, “De l’auteur comme écosystème”, sont intégralement en ligne.
[...] celle, toute aussi pertinente, du dimanche 22 août (sur le thème : Livre numérique et droits des auteurs), de Henry Le Bal.
Ces interventions ont pour moi le grand mérite de ne pas s’illusionner et de s’inscrire dans une transhistoricité qui, comme vous le savez peut-être, est une des perspectives essentielles de la prospective du livre et de l’édition [...]
  
L’empilement des versions (la troisième pour le Kindle d’Amazon) [en 2010] et des mises à jour informatiques, ne serait-il pas une version technolâtre des empilements de pierres, des empilements de tablettes, puis de pages, qui donnèrent naissance à l’interface des codices ?
Comme une auditrice des échanges d’Ouessant le rappelait, les réseaux épistolaires datent de plusieurs siècles.
Et à peine rentré de Bretagne je découvre que les SMS datent eux (au moins) du 19e siècle [...]
   
J’ai souvent souligné pour ma part que vers l’an 400, des moines avaient inventé… le Web 2.0, avec un système de “blogs” manuscrits qui permettaient à chacun d’écrire et de diffuser ses propres textes, commentés ensuite par des lecteurs, dont les commentaires pouvaient à leur tour être commentés.
Une pratique collaborative, à vocation universelle avec l’emploi du latin, qui permettait déjà d’amender, de modifier, de compléter, d’enrichir un texte tout en gardant traces des différentes versions et de l’exemplaire original (comme sur Wikipédia).
Ces moines ont été plus loin que les scribes fonctionnaires de l’Antiquité. Ils ont inauguré une gestion participative des textes, non plus dans la conversation ou le dialogue, mais, par écrit. Ils ont développé une gestion communautaire au fil de laquelle : l’auctor rédigeait ses propres idées, le compilator intervenait comme agrégateur (RSS), ajoutait au texte initial des compléments d’informations provenant d’autres sources, d’autres auteurs ; le commentator commentait, et certains commentaient les commentaires et commentaient les commentaires des commentaires et cetera, comme sur les blogs exactement ; tandis que le scriptor, jouait le rôle de Wikipédia en retranscrivant tout ceci : les différentes versions successives d’un texte original en perpétuelle construction. Le Web 2.0 sans informatique ni électricité ! En tous cas l’idée était là.
Comme l’idée de l’hypertexte était présente dans Le Diverse et artificiose machine, paru à Paris en 1588, ouvrage dans lequel l’ingénieur italien Agostino Ramelli représentait un astucieux système de deux grandes roues parallèles, reliées entre elles par une douzaine de lutrins, sur lesquels reposaient des livres ouverts :
La Roue à Livres. Il suffisait qu’un lecteur s’asseye devant, lise et fasse tourner la roue, pour passer aisément d’un livre à l’autre.
Même ce sentiment d’infobésité (surinformation ou information overload) que nous ressentons parfois fut déjà
décelé et explicité dès 1621 par le dénommé Robert Burton.
  
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’ont rien inventé d’essentiel. Elles ont seulement facilité certaines choses.
Et la question doit se poser de ce que ces facilités apparentes et monnayables charrient en termes d’addiction et d’asservissement.
En quoi nous sont-elles réellement utiles et en quoi ne servent-elles que de cheval de Troie à des régies publicitaires ?
 De quoi pourraient-elles nous déposséder ?
En quoi sont-elles chronophages ?
En quoi nous éloigneraient-elles des langues maternelles ?
Que penser de cette pandémie d’iPhone et de Tweets qui durant cinq jours s’est abattue sur Ouessant ?
Cette ivresse qui emporta certains et certaines, ivresse d’être à la fois sur une île et connecté en permanence au reste du monde.
Quelles répercussions sur nos facultés d’attention, de compréhension, de mémorisation ? D’échanges, de dialogue ?
Ces discussions qui se déroulaient à la fois IRL (in real life) et au même instant n’importe où sur la planète, mais avec du coup une brièveté allusive, et sur place des postures qui mettaient davantage en exergue les clivages que les points de jonctions, ne laissaient pas le temps à la réflexion, à la maturation des idées. [...]
  
    
Le temps de l’abstraction est terminé et pour quelques-uns, peut-être, se sera-t-il échoué cet été [2010], à Ouessant.
L’édition numérique sera, pour un premier temps au moins, certainement et peut-être heureusement, davantage structurée, et nous ne pourrons faire l’impasse de nouveaux modèles économiques et de chaines de valeurs cohérentes.
  
[...]
Une édition alternative pourra exister et se propager certes, mais en marge.
Alors, maintenant, de quel enfantement s’agit-il ?
[...] 
L’édition du 21e siècle sera certainement bien plus innovante que nous l’imaginons aujourd’hui (rappelons-nous que les messieurs et mesdames tout le monde dans les années 1960, imaginaient pour l’An 2000 des autobus volants, alors que les avions existaient depuis un moment déjà, mais qu’ils ne pensaient pas à l’iPhone et à Facebook…).
  
L’édition du 21e siècle, si l’édition survit au divertissement, sera en prise directe avec la réalité augmentée, sera immersive, à la confluence des dispositifs mobiles, de la TV 3D, et autres joyeusetés dans un monde où les ordinateurs auront disparu, où l’activité que nous appelons en 2010 lecture, sera dissociée de tous supports, voire, avec les nanotechnologies, intégrée aux corps des lecteurs humains.
La question essentielle, s’il devait y en avoir une et une seule, serait celle-ci :
Cette évolution du livre fait-elle révolution, ou bien, ne serait-elle qu’une infime partie d’une révolution plus globale ?   
Historiquement les précédentes mutations du livre et de la lecture (par exemple, passage du rouleau au codex, ou bien, passage de l’édition manuscrite à l’édition imprimée) ont profondément modifié la société et ont eu des répercussions culturelles, mais aussi sociopolitiques, indéniables.
Aujourd’hui, il est courant de constater que le numérique impacte le livre, après avoir reconfiguré les marchés du disque, de la photo et de la vidéo.
Les mutations que nous ressentons ne seraient que des effets et non des facteurs agissants.
S’il y a un danger pour le livre et pour la lecture il est là.
L’évolution technique (pas seulement sur les secteurs du livre, mais en particulier par rapport à eux) va plus vite que nos facultés d’intégration et d’assimilation.
  
Aux effets générationnels que j’ai déjà abordés à plusieurs reprises
il faudrait donner un relief plus contrasté.
D’une part, l’âge joue également sur la perception et les illusions que nous pouvons avoir de l’avenir du livre et de la lecture.
D’autre part, comparés aux générations des pionniers du numérique (années 1970-1980), les natifs du numérique (digital native) d’aujourd’hui sont devenus de simples consommateurs. Pas forcément des passionnés de logiciels libres et des codeurs acharnés, la plupart d’entre eux, en-deçà des fantasmes du “digital immigrant” que je suis (espèce en voie de disparition), sont en fait de simples utilisateurs de services en ligne, accrocs aux marques et adeptes de la gratuité et du téléchargement [...]

(L’un des enjeux est d’ailleurs maintenant de former dès l’école les générations futures au codage et à la programmation informatiques. Les jeunes ne doivent pas seulement être formés à rechercher et vérifier l’information, à gérer leur identité numérique et à publier en ligne de manière responsable, mais aussi à coder. A la fin du siècle l’analphabète ne sera plus celui qui ne sait ni lire ni écrire, mais celui qui ne sait pas coder ! Nos écoles républicaines doivent engendrer des digiborigènes.)
  
Ce post est déjà bien long ;-) mais il faudrait également être attentif au fait que les consommateurs semblent maintenant prêts à payer sur mobiles, smartphones et autres (tablettes de lecture ?) des services qu’ils voudraient gratuits sur leurs ordinateurs de bureau.
Et également, être davantage attentif au rôle joué par les femmes et dont nous avons tous été les témoins à Ouessant.

L’on voit bien ici, comme nous l’avons vu à Ouessant, que la situation est complexe, les perspectives plurielles et l’horizon embrumé...
"
(Post original en date du lundi 30 aout 2010)
     
Illustrations : photos numér’ile 3, dans le cadre de la 12e édition du Salon international du livre insulaire à Ouessant, aout 2010. Sur les photos : Thierry Crouzet, François Bon, Arash Derambarsh. Modérateur Lorenzo Soccavo).
 

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