Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 04/52.
Durant cette quatrième semaine l’actualité, éphémère et
foisonnante, a laissé affleurer les ombres massives qui planent, tant sur les
droits des auteurs que sur ceux des lecteurs.
Affaire de la fermeture de MegaUpload (avec ses débats
houleux sur le piratage, les marchés parallèles, la contrefaçon…), Hadopi, ACTA
(Accord commercial anti-contrefaçon - Anti-Counterfeiting Trade Agreement),
SOPA (Stop Online Piracy Act), PIPA (Protect IP Act), à quoi il faut ajouter le
durcissement du copyright et les atteintes au domaine public, l’intrusion d’Apple
sur le marché sensible du livre scolaire (sur ce dernier point je vous
recommande la lecture de : "Les livres scolaires annexés par Apple ? Un modèle à refuser absolument !" de Fabrice Neuman, et, " L’édition scolaire n’est pas un marché comme les autres"
de Clément Laberge).
Oui l’horizon est sombre. Très sombre. Brrrrrrr.
Les droits des
lecteurs menacés
La publication marquante de la semaine, parce qu’elle résume
je pense en grande partie les risques d’atteintes à la liberté des lecteurs
avec le passage à l’édition numérique, aura été pour moi ce post du 22 janvier,
publié sur Framasoft : "Les dangers du livre électronique, par Richard Stallman".
Si vous ne l’avez pas déjà lu, lisez-le.
Ceci par exemple : « Comme le note Stallman, vous pouvez vous rendre dans une librairie et
acheter un livre physique de manière anonyme, le plus souvent juste avec des
espèces. Tout au plus pourrait-on exiger de vous de prouver votre âge pour certains
contenus, mais aucune trace des informations que vous donnez ne sera conservée.
Contrairement à l’achat d’un e-book, qui requiert une identification, reliée à
une carte de crédit, un compte bancaire, et d’autres informations difficiles à
supprimer. ».
J’avais eu l’occasion de rencontrer Richard Stallman en juin
2011 à Paris. Comme ses détracteurs le répètent à loisir pour le discréditer
sans discuter ses arguments, c’est, en effet, ce que l’on appelle familièrement
"un personnage", un caractère marqué qui peut surprendre et être
agressif. Mais cela n’enlève rien à la pertinence de ses propos sur le
"livre électronique".
A titre personnel j’ai souvent ressenti ce qu’il souligne
dans l’extrait que je viens de citer. Sans cet écueil de l’enregistrement en
ligne de mon identité et de mon achat, je ferais certainement l’acquisition de
bien plus de livres numériques je pense, par exemple, d’une maison comme celle
de François Bon, Publie.net.
Voici ce qu’il ressort de la comparaison de Stallman entre
livre imprimé et livre numérique :
- On peut l’acheter en espèces, de façon anonyme.
- Après l’achat, il vous appartient.
- On ne vous oblige pas à signer une licence qui limite vos
droits d’utilisation.
- Son format est connu, aucune technologie privatrice [DRM]
n’est nécessaire pour le lire.
- On a le droit de donner, prêter ou revendre ce livre.
- Il est possible, concrètement, de le scanner et de le
photocopier, pratiques parfois légales sous le régime du copyright.
- Nul n’a le pouvoir de détruire votre exemplaire.
Comparez ces éléments avec les livres électroniques d’Amazon (plus ou moins la norme) :
- Amazon exige de l’utilisateur qu’il s’identifie afin
d’acquérir un e-book.
- Dans certains pays, et c’est le cas aux USA, Amazon
déclare que l’utilisateur ne peut être propriétaire de son exemplaire.
- Amazon demande à l’utilisateur d’accepter une licence qui
restreint l’utilisation du livre.
- Le format est secret, et seuls des logiciels privateurs
restreignant les libertés de l’utilisateur permettent de le lire.
- Un succédané de "prêt" est autorisé pour
certains titres, et ce pour une période limitée, mais à la condition de
désigner nominalement un autre utilisateur du même système. Don et revente sont
interdits.
- Un système de verrou numérique (DRM) empêche de copier
l’ouvrage. La copie est en outre prohibée par la licence, pratique plus
restrictive que le régime du copyright.
- Amazon a le pouvoir d’effacer le livre à distance en
utilisant une porte dérobée (back-door). En 2009, Amazon a fait usage de cette
porte dérobée pour effacer des milliers d’exemplaires du 1984 de George
Orwell. » (Source).
(Je vous conseille également : "Richard Stallman ne décolère pas contre les livres numériques", "« Le droit de lire » de Richard Stallman... 13 ans après !", et publié le 21 janvier, "Lisez, vous êtes surveillés"
de Jean-Marc Manach).
Les droits des
auteurs toujours bafoués
Par ailleurs, les auteurs auraient tort de croire a priori
que les conditions de l’édition numérique leurs seraient plus favorables que
celles de l’édition imprimée.
Le marché du livre numérique étant émergeant, l’absence
d’à-valoir y est encore plus de rigueur. Les pourcentages de droits d’auteur
sont certes supérieurs aux 08-10% de moyenne de l’imprimé, mais ils atteignent
très rarement les 50% que l’on entend claironner parfois. Entre 30 et 40% le plus
souvent. Mais appliqués sur le hors taxes de prix de vente public de 02 à 04
euros en moyenne, par rapport à la vingtaine d’euros d’un titre imprimé, et
avec des ventes de quelques dizaines à quelques centaines d’exemplaires payants
téléchargés. Autant dire que l’auteur travaille pour rien, ou que pour la
gloire, s’il a, paradoxe, la chance d’avoir été beaucoup piraté !
De plus la reddition des comptes
n’est souvent pas forcément plus lisible ni crédible.
La partie immergée de
l’iceberg
Le passage de l'édition imprimée à l'édition numérique est
sans doute inscrit dans le code génétique du livre, mais ce passage est sans
aucun doute dangereux et il serait inconscient de ne pas regarder en face ces
dangers.
Comme pour les effets des nouveaux dispositifs non-imprimés,
réinscriptibles voire connectés/communicants, sur la lecture, le tourbillon
numérique qui nous emporte a des effets autres que purement économiques et qui
relèveraient peut-être en partie des corrélats neuronaux de la conscience (la
lecture, et la lecture sur supports numériques, joueraient au niveau de la neurogenèse localisée).
Bien au-dessus des soucis de la vie matérielle des
professionnels du livre, s’ouvre le vaste domaine de la pensée et des actions
qu’il nous faudrait accomplir pour accompagner l’émergence d’une nouvelle
écriture et d’une nouvelle lecture au cours de ce troisième millénaire.
Je le redis pour la deuxième semaine consécutive : « Un
grand mystère se dresse devant nous. Peut-être
ineffable. Il est de l’ordre de l’élaboration des écritures
alphabétiques, voire carrément de l’ampleur de la naissance de l’écriture,
peut-être. ».
Je pense dans les mois qui viennent, ne plus seulement
explorer le devenir (le destin) du livre et de la lecture dans le fil de ses
perspectives historiques, mais, aussi, à partir de sa dimension purement humaine,
ce qui est de l’ordre de l’apprentissage individuel (qui fut pour moi
compliqué) de l’écriture et de la lecture.
Rien à ma connaissance ne peut aujourd’hui nous assurer que
les artefacts textuels qui envahissent nos environnements physiques et
numériques n’opèrent pas, par exemple, sur le mode des expériences de
spatialisation virtuelle par procédé binaural.
Au cours de ce 21e siècle, nous pouvons peut-être accéder
avec les outils numériques à une nouvelle lecture du monde et élargir le champ
de notre conscience pour une meilleure connaissance de notre destin commun.
Mais il y a danger.
Ce que nous appelons
"édition numérique", et qui n’est en réalité que la continuation du
marché du livre, masque en fait les véritables enjeux et ne représente que la
partie émergeante de l’iceberg.
J’ai repensé cette semaine, je repense parfois, au final de
l’essai "Pourquoi lire ?" de Charles Dantzig (Grasset, 2010).
Je me rappelle avoir songé en le lisant au fameux roman
d'anticipation d'Orwell : "1984". Ce roman ne s’appelle en fait
"1984" que parce qu’Orwell l’a écrit en… 1948. Mais aujourd’hui, au
regard des transformations que nous vivons, ou dont nous pouvons être les
témoins directs ou indirects depuis les débuts en France de l'envahissement du
numérique dans les années quatre-vingt justement, je me demande très
sérieusement si cette contre-utopie (dystopie) d’Orwell, ne serait pas
prémonitoire ? De l’à-venir. D’un avenir ? En 2984 ? J’ai
toujours lu "1984" de Georges Orwell en pensant à "Fahrenheit
451" de Ray Bradbury.
Que lisons-nous dans ce "Pourquoi lire ?" :
« Et quand l'objet en papier aura disparu, pour la satisfaction douloureuse
des amers qui diront : je l'avais prédit, nous répondrons : et alors ?
Nous ne lisons plus les rouleaux de Rome, seuls quelques érudits savent qu'ils
ont existé, et la littérature romaine demeure, en partie. Plus noirs que ces
amers, on dira que l'informatisation servira encore mieux les puissants, qui
pourront ranger l'humanité dans des appartements toujours plus petits, puisque
plus besoin de bibliothèques et tout dans iPad, et que, un jour, quand tout
cela sera réduit à un tout petit point rouge, il clignotera fébrilement, puis,
hoquetant de moins en moins, il s'éteindra. ».
Et Charles Dantzig de conclure : « Ne lisant plus,
l'humanité sera ramenée à l'état naturel, parmi les animaux. Le tyran
universel, inculte, sympathique, doux, sourira sur l'écran en couleurs qui
surplombera la terre. ».
C’est cela qu’il nous faut éviter.
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