dimanche 29 janvier 2012

Semaine 04/52 : édition numérique, attention danger !

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 04/52.
  
Durant cette quatrième semaine l’actualité, éphémère et foisonnante, a laissé affleurer les ombres massives qui planent, tant sur les droits des auteurs que sur ceux des lecteurs.
  
Affaire de la fermeture de MegaUpload (avec ses débats houleux sur le piratage, les marchés parallèles, la contrefaçon…), Hadopi, ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon - Anti-Counterfeiting Trade Agreement), SOPA (Stop Online Piracy Act), PIPA (Protect IP Act), à quoi il faut ajouter le durcissement du copyright et les atteintes au domaine public, l’intrusion d’Apple sur le marché sensible du livre scolaire (sur ce dernier point je vous recommande la lecture de : "Les livres scolaires annexés par Apple ? Un modèle à refuser absolument !" de Fabrice Neuman, et, " L’édition scolaire n’est pas un marché comme les autres" de Clément Laberge).
Oui l’horizon est sombre. Très sombre. Brrrrrrr.
    
Les droits des lecteurs menacés
   
La publication marquante de la semaine, parce qu’elle résume je pense en grande partie les risques d’atteintes à la liberté des lecteurs avec le passage à l’édition numérique, aura été pour moi ce post du 22 janvier, publié sur Framasoft : "Les dangers du livre électronique, par Richard Stallman".
Si vous ne l’avez pas déjà lu, lisez-le.
  
Ceci par exemple : « Comme le note Stallman, vous pouvez vous rendre dans une librairie et acheter un livre physique de manière anonyme, le plus souvent juste avec des espèces. Tout au plus pourrait-on exiger de vous de prouver votre âge pour certains contenus, mais aucune trace des informations que vous donnez ne sera conservée. Contrairement à l’achat d’un e-book, qui requiert une identification, reliée à une carte de crédit, un compte bancaire, et d’autres informations difficiles à supprimer. ».
  
J’avais eu l’occasion de rencontrer Richard Stallman en juin 2011 à Paris. Comme ses détracteurs le répètent à loisir pour le discréditer sans discuter ses arguments, c’est, en effet, ce que l’on appelle familièrement "un personnage", un caractère marqué qui peut surprendre et être agressif. Mais cela n’enlève rien à la pertinence de ses propos sur le "livre électronique".
  
A titre personnel j’ai souvent ressenti ce qu’il souligne dans l’extrait que je viens de citer. Sans cet écueil de l’enregistrement en ligne de mon identité et de mon achat, je ferais certainement l’acquisition de bien plus de livres numériques je pense, par exemple, d’une maison comme celle de François Bon, Publie.net.
   
Voici ce qu’il ressort de la comparaison de Stallman entre livre imprimé et livre numérique :
« Le livre imprimé :
- On peut l’acheter en espèces, de façon anonyme.
- Après l’achat, il vous appartient.
- On ne vous oblige pas à signer une licence qui limite vos droits d’utilisation.
- Son format est connu, aucune technologie privatrice [DRM] n’est nécessaire pour le lire.
- On a le droit de donner, prêter ou revendre ce livre.
- Il est possible, concrètement, de le scanner et de le photocopier, pratiques parfois légales sous le régime du copyright.
- Nul n’a le pouvoir de détruire votre exemplaire.
Comparez ces éléments avec les livres électroniques d’Amazon (plus ou moins la norme) :
- Amazon exige de l’utilisateur qu’il s’identifie afin d’acquérir un e-book.
- Dans certains pays, et c’est le cas aux USA, Amazon déclare que l’utilisateur ne peut être propriétaire de son exemplaire.
- Amazon demande à l’utilisateur d’accepter une licence qui restreint l’utilisation du livre.
- Le format est secret, et seuls des logiciels privateurs restreignant les libertés de l’utilisateur permettent de le lire.
- Un succédané de "prêt" est autorisé pour certains titres, et ce pour une période limitée, mais à la condition de désigner nominalement un autre utilisateur du même système. Don et revente sont interdits.
- Un système de verrou numérique (DRM) empêche de copier l’ouvrage. La copie est en outre prohibée par la licence, pratique plus restrictive que le régime du copyright.
- Amazon a le pouvoir d’effacer le livre à distance en utilisant une porte dérobée (back-door). En 2009, Amazon a fait usage de cette porte dérobée pour effacer des milliers d’exemplaires du 1984 de George Orwell. » (Source).
  
 
Les droits des auteurs toujours bafoués
 
Par ailleurs, les auteurs auraient tort de croire a priori que les conditions de l’édition numérique leurs seraient plus favorables que celles de l’édition imprimée.
Le marché du livre numérique étant émergeant, l’absence d’à-valoir y est encore plus de rigueur. Les pourcentages de droits d’auteur sont certes supérieurs aux 08-10% de moyenne de l’imprimé, mais ils atteignent très rarement les 50% que l’on entend claironner parfois. Entre 30 et 40% le plus souvent. Mais appliqués sur le hors taxes de prix de vente public de 02 à 04 euros en moyenne, par rapport à la vingtaine d’euros d’un titre imprimé, et avec des ventes de quelques dizaines à quelques centaines d’exemplaires payants téléchargés. Autant dire que l’auteur travaille pour rien, ou que pour la gloire, s’il a, paradoxe, la chance d’avoir été beaucoup piraté !
De plus la reddition des comptes n’est souvent pas forcément plus lisible ni crédible.
  
La partie immergée de l’iceberg
  
Le passage de l'édition imprimée à l'édition numérique est sans doute inscrit dans le code génétique du livre, mais ce passage est sans aucun doute dangereux et il serait inconscient de ne pas regarder en face ces dangers.
 
Comme pour les effets des nouveaux dispositifs non-imprimés, réinscriptibles voire connectés/communicants, sur la lecture, le tourbillon numérique qui nous emporte a des effets autres que purement économiques et qui relèveraient peut-être en partie des corrélats neuronaux de la conscience (la lecture, et la lecture sur supports numériques, joueraient au niveau de la neurogenèse localisée).
 
Bien au-dessus des soucis de la vie matérielle des professionnels du livre, s’ouvre le vaste domaine de la pensée et des actions qu’il nous faudrait accomplir pour accompagner l’émergence d’une nouvelle écriture et d’une nouvelle lecture au cours de ce troisième millénaire.
 
Je le redis pour la deuxième semaine consécutive : « Un grand mystère se dresse devant nous. Peut-être ineffable. Il est de l’ordre de l’élaboration des écritures alphabétiques, voire carrément de l’ampleur de la naissance de l’écriture, peut-être. ».
   
Je pense dans les mois qui viennent, ne plus seulement explorer le devenir (le destin) du livre et de la lecture dans le fil de ses perspectives historiques, mais, aussi, à partir de sa dimension purement humaine, ce qui est de l’ordre de l’apprentissage individuel (qui fut pour moi compliqué) de l’écriture et de la lecture.
   
Rien à ma connaissance ne peut aujourd’hui nous assurer que les artefacts textuels qui envahissent nos environnements physiques et numériques n’opèrent pas, par exemple, sur le mode des expériences de spatialisation virtuelle par procédé binaural.
   
Au cours de ce 21e siècle, nous pouvons peut-être accéder avec les outils numériques à une nouvelle lecture du monde et élargir le champ de notre conscience pour une meilleure connaissance de notre destin commun.
Mais il y a danger.
Ce que nous appelons "édition numérique", et qui n’est en réalité que la continuation du marché du livre, masque en fait les véritables enjeux et ne représente que la partie émergeante de l’iceberg.
     
J’ai repensé cette semaine, je repense parfois, au final de l’essai "Pourquoi lire ?" de Charles Dantzig (Grasset, 2010).
Je me rappelle avoir songé en le lisant au fameux roman d'anticipation d'Orwell : "1984". Ce roman ne s’appelle en fait "1984" que parce qu’Orwell l’a écrit en… 1948. Mais aujourd’hui, au regard des transformations que nous vivons, ou dont nous pouvons être les témoins directs ou indirects depuis les débuts en France de l'envahissement du numérique dans les années quatre-vingt justement, je me demande très sérieusement si cette contre-utopie (dystopie) d’Orwell, ne serait pas prémonitoire ? De l’à-venir. D’un avenir ? En 2984 ? J’ai toujours lu "1984" de Georges Orwell en pensant à "Fahrenheit 451" de Ray Bradbury.
    
Que lisons-nous dans ce "Pourquoi lire ?" : « Et quand l'objet en papier aura disparu, pour la satisfaction douloureuse des amers qui diront : je l'avais prédit, nous répondrons : et alors ? Nous ne lisons plus les rouleaux de Rome, seuls quelques érudits savent qu'ils ont existé, et la littérature romaine demeure, en partie. Plus noirs que ces amers, on dira que l'informatisation servira encore mieux les puissants, qui pourront ranger l'humanité dans des appartements toujours plus petits, puisque plus besoin de bibliothèques et tout dans iPad, et que, un jour, quand tout cela sera réduit à un tout petit point rouge, il clignotera fébrilement, puis, hoquetant de moins en moins, il s'éteindra. ».
Et Charles Dantzig de conclure : « Ne lisant plus, l'humanité sera ramenée à l'état naturel, parmi les animaux. Le tyran universel, inculte, sympathique, doux, sourira sur l'écran en couleurs qui surplombera la terre. ».
    
C’est cela qu’il nous faut éviter.

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