Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 06/52.
Pour la première fois de cette année c’est un fait dont j’ai
modestement été l’acteur que je retiendrai comme marqueur de la semaine écoulée.
Je veux parler du lancement, ce vendredi 10 février 2012,
sur le web 3D, de l’incubateur MétaLectures, conçu comme un environnement immersif
pour présenter, expérimenter et développer des solutions innovantes dans
l'univers du livre et de la lecture francophones.
Cette soirée a réuni pendant presque deux heures une
trentaine d’internautes avatarisés de toute la France, et l’événement a pu
également être suivi en vidéo live streaming par des dizaines d’autres.
A cet auditoire attentif l’artiste Anne Astier a présenté une
rétrospective de ses recherches et de ses travaux antérieurs en lien avec le
livre et le métavers, revenant entre autres sur ses précédentes performances en
réalités mixtes, et elle a, pour la première fois en public, introduit le
concept de livre quantique sur lequel elle travaille depuis plusieurs années (Lire
le post : Introduction au Livre Quantique).
Ce type d’expérience (autour de la lecture), vécue et
partagée à distance, pose pour moi une question cruciale : que se
passe-t-il ?
Plusieurs lectures et réflexions m’éclairent.
Par exemple, le récent dossier de Joëlle Gauthier : Métaphysique et cyberespace,
réalisé pour le "nt2" (Nouvelles Technologies Nouvelles Textualités - Le
laboratoire de recherche sur les œuvres hypermédiatiques).
A mon sens, la "vision métaphysique" dont il est
question, notamment si elle sert à métaphoriser le changement, et non à
prophétiser, n’est pas tant que cela liée aux : « angoisses qui nourrissent l’imaginaire des technologies numériques ».
Il nous faut peut-être acquérir un nouveau langage pour lire le monde nouveau qui se développe sous nos yeux, et parvenir à une relecture du/des monde(s) ancien(s).
Il nous faut peut-être acquérir un nouveau langage pour lire le monde nouveau qui se développe sous nos yeux, et parvenir à une relecture du/des monde(s) ancien(s).
La métaphysique, dans sa dimension de métaphorisation, dans
sa perspective symbolique, pourrait je pense nous y aider ( ?).
Ce travail de Joëlle Gauthier pose des questions
essentielles cependant, qui se retrouvent à la croisée des chemins de la
prospective du livre et de l’expansion du Méta-univers. Par exemple :
« Lorsque nous utilisons les
nouvelles technologies pour communiquer avec des gens à l’autre bout du monde,
quelle est cette part de moi qui voyage jusqu’à eux ? Si nous dotons une
machine de mémoire, devient-elle pour autant un double de l’individu ? Ces
questions, loin d’être naïves, occupent encore aujourd’hui bon nombre de
théoriciens et font l’objet de sérieux débats. ».
Cependant, comme le souligne Jenny Bihouise, un élément
manque sans doute au puzzle du fait que le cyberespace
demeure un concept abstrait, car il n’est conçu qu’en deux dimensions
seulement, alors que : « Notre cerveau est conçu pour percevoir le
monde en 3 dimensions ».
Psychosociologue de formation, dans son post récent :
De l’humain augmenté par le web 3D, Jenny Bihouise, qui depuis 2009 s’est spécialisée dans le développement de projets
de V-learning (virtual-learning) dans des univers numériques 3D et étudie leurs
apports en termes de "sociabilité à distance", note le : « déficit de
processus méthodologique dans le domaine de l’offre de solutions en matière de
TICE en France ». Elle travaille en testant concrètement en situation des
solutions techniques qui permettent de "virtualiser" une coprésence
géographique, avec l’implication personnelle que cela sous-tend par rapport aux
réseaux sociaux qui ne proposent que les services du web 2.0.
Pour moi, cela revient à dire qu’en fait nous passons
probablement du cyberespace au métavers. D’un « ensemble de données numérisées constituant un univers d’information et
un milieu de communication, lié à l’interconnexion mondiale des
ordinateurs » (Le Petit Robert cité par Wikipédia), à un « monde virtuel, créé artificiellement par un
programme informatique, [qui] héberge
une communauté d'utilisateurs présents sous forme d'avatars pouvant s'y
déplacer, y interagir socialement et parfois économiquement »
(Wikipédia).
Avatars de chair et
Livres de pierre
Il est revenu au cours de cette passionnante soirée du 10
février l’expression « Avatar de chair », qu’Anne Astier a employé en
se référent aux travaux de Yann Minh, présent parmi nous durant cette présentation. (Présentation durant laquelle,
je le reprécise, nous étions une trentaine disséminés sur l’hexagone, mais rassemblés,
écoutant et échangeant par le truchement d’avatars, que nous avions pu plus ou
moins personnaliser en fonction de nos compétences, que nous déplacions et dirigions,
qui bougeaient leurs lèvres lorsque nous parlions, etc., dans une coprésence
singulière).
Cette notion d’avatar de chair pour nous désigner, nous
autres êtres humains, je la rapprocherais de celle de « Livre de
pierre ».
Livre de pierre, c’est ainsi que Victor Hugo désigne la cathédrale
dans Notre-Dame de Paris.
Des livres de pierre (non seulement des cathédrales, mais,
bien avant sur les parois des cavernes, puis les frontons des temples
antiques…), aux livres de papier, nous passons aujourd’hui aux livres de pixels
: la plus petite unité d’affichage.
Mallarmé l’avait prédit. « Au fond, voyez-vous, disait-il, le
monde est fait pour aboutir à un beau livre » (Enquête sur l’évolution littéraire, 1891, Jules Huret, éd.
Charpentier, 1891, Symbolistes et Décadents, p. 65).
Tout cela est lié, même si le lien ne m’apparaît pas encore
clairement alors que je tape ces mots sur mon clavier. C’est le même sillon, le
même fil d’une unique bobine, la même ligne, en tous cas le même texte, la même
histoire : la nôtre.
La synesthésie, telle qu’elle semble vouloir se présenter
dans les travaux de Vincent Mignerot (lui aussi présent parmi nous ce 10
février 2012) dans son Projet Synesthéorie,
pourrait peut-être nous permettre de mettre de l’ordre dans ce qui peut nous
apparaître chaotique. « Ce
projet, précise Vincent Mignerot,
ambitionne, au moyen d'un support théorique et de l'étude approfondie de nos
capacités de compréhension du réel de proposer de nouveaux moyens d'analyse de
notre monde, afin d'appréhender mieux notre histoire passée et notre devenir. ».
Du lecteur au
personnage sur la scène du monde
L’avatar de chair, lecteur du livre de pixels, nous met dans
les pas de nos ancêtres et place la phase de mutation que nous vivons
actuellement au même niveau que celles de l’acquisition du langage articulé,
puis de l’invention des écritures.
Il est certain que les livres numériques homothétiques ne sont
qu’un épiphénomène sans avenir (et du coup nombre de nouveaux éditeurs
également).
Le véritable enjeu n’est pas au niveau du marché du livre
(excepté pour celles et ceux pour qui le commerce prime sur la lecture), mais
au niveau de l’articulation que figure la période des e-incunables
(1971-2022 ?).
Le Projet Prospectic,
lancé en 2009 par Jean-Michel Cornu, et malheureusement au point mort,
consistait : « à créer une île
virtuelle pour aider à mémoriser les différents concepts issus des nouvelles
technologies (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, neurosciences,
sciences cognitives, sciences de la complexité, énergie...). Il s'agit de se
promener parmi les "lieux de mémoire" de l’île ou même d'organiser
des visites guidées. Mais surtout, il s'agit de tester l'utilisation du mode de
pensée cartographiée en organisant des échanges sur les enjeux des technologies
qui puissent prendre en compte la multiplicité et la diversité des idées
apportées par chacun. »
Comment ne pas mettre cela en parallèle avec les arts de la mémoire,
et notamment l’ouvrage de Frances Yates (The Art of Memory, édition
française chez Gallimard), mais également avec les pistes chantées des
aborigènes australiens - (re)lire
Le chant des pistes, de Bruce Chatwin (Grasset éd. 1988).
Notre trajet en commun (comme l’on parle de transports en
commun) va de ces cartes chantées, puis contées (les rapsodes, trouvères et
troubadours…), à celles tracées, imprimées, et aujourd’hui pixellisées sur les
écrans de nos GPS. Mais il s’agit toujours de cartes que nous lisons, pour déchiffrer le territoire qui nous environne et
pour nous orienter.
Dans son essai paru en 2008 aux éditions Actes Sud, L’espèce fabulatrice, Nancy Houston, explicite
comment nous ne sommes tous que les personnages de nos vies, « La spécificité de notre espèce,
écrit-elle, c’est qu’elle passe sa vie à
jouer sa vie ». Mais elle avance aussi l’hypothèse qu’il n’y aurait
ainsi « aucune frontière étanche
entre "vraie vie" et fiction ; chacune nourrit l’autre et se
nourrit de lui. […] La persona
[masque, personnage] est tout bonnement
la façon humaine d’être au monde. ».
Comment garder la main sur l’écriture de notre histoire,
alors que nous perdons l’écriture manuscrite et avons déjà perdu la
calligraphie, que Stravinsky considérait comme "la musique des mots"
(retour à la synesthésie).
Lecture et écriture sont intimement liées, et le passage de
l’édition imprimée à l’édition numérique que nous traversons, impacte autant
l’une que l’autre.
L’édition augmentée d’animations audio pourrait-elle
compenser une perte de la musique des mots ? (Voir : Retour à une lecture hallucinatoire ?)
Aujourd’hui, les dispositifs technologiques (entre autres de
l’écriture multimédia et de sa diffusion multicanal multisupport) sont de plus
en plus complexes, particulièrement aux générations immigrantes du numérique,
et sans doute que durant le siècle prochain les codeurs programmeurs seront les
nouveaux auteurs et les autres, les lecteurs, ou les personnages de leurs
créations hypermédiatiques. (La téléréalité
en aura, peut-être, été un signe précurseur ?)
De quelle histoire, nous, avatars de chair, sommes-nous les
personnages ?
Comment articuler le passé à l’avenir ?
Comment s’orienter ?
Que s’est-il passé en vérité le soir du 10 février
2012 ?
«aucune frontière étanche entre "vraie vie" et fiction ; chacune nourrit l’autre et se nourrit de lui. […] La persona [masque, personnage] est tout bonnement la façon humaine d’être au monde.»
RépondreSupprimerA la fine pointe articulée de la fiction spéculative et de la réalité passant pour être vraie il se produit tout de même une sorte de basculement graduel entre les deux qui est sujet d'un type de fiction bien particulier, selon moi.