Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 07/52.
Cette semaine fut chaotique.
Le biotope du livre a été secoué, accès de fièvre,
convulsions.
De quoi s’agit-il ? Principalement d’un projet de loi
sur les œuvres indisponibles, mais qui ne sont pas pour autant dans le domaine
public, et du fait que légaliser la commercialisation de ces écrits se ferait
au bénéfice de "l’establishment" en place et, en partie tout au
moins, au détriment des droits de leurs auteurs. Il s’agit aussi d’atteintes à la liberté et au respect des
lecteurs, du fait, entre autres, que nos amis québécois puissent librement
(gratuitement) et en toute légalité avoir accès à l’œuvre d’Albert Camus, alors
que les lecteurs français doivent pour cela rétribuer des familles qui n’ont
pas écrit une ligne de Camus. Il s’agit également du conflit qui a éclaté vendredi 17
février entre la maison Gallimard et l’éditeur numérique Publie.net (là aussi
autour d’une question de droits d’exploitation).
Saint-Germain-des-Prés
en état de siège ?
Les us et coutumes du marché du livre imprimé ne peuvent pas
s’appliquer à des textes numérisés.
Comme je le dis toujours dans mes cours et lors de mes
conférences, ce que nous constatons, durant cette période des e-incunables dans
laquelle nous sommes entrés depuis juillet 1971 et que nous pouvons nommer
"digitalisation" (ou numérisation) du livre, c’est que cette dernière
s’exprime dans l’addition de deux phénomènes : d’une part, la métamorphose du livre en tant que contenant,
d’autre part, la volatilité des livres en
tant que contenu.
De plus, la mondialisation du commerce et la multiplication
extraordinaire des liens interpersonnels par les outils de communication et
les réseaux sociaux, rendent impossibles les barrières artificielles des
frontières étatiques, administratives. Seules les langues peuvent rester des
obstacles naturels (mais les logiciels de traduction instantanée s’améliorent
de jour en jour et nous pouvons aussi nous attendre à l’émergence du
développement et de la mise en ligne de traductions spontanées par des internautes
avisés. François Bon a-t-il, là, ouvert une brèche avec sa traduction du Vieil homme et la mer, d’Hemingway ?).
L’Ancien Régime des héritiers de l’édition française entend
le glas sonner au clocher de l’abbaye.
Les catalogues prestigieux des plus grandes maisons sont maintenant
perçus comme un bien commun, que le vulgum pecus des lecteurs vient réclamer
comme le peuple venait réclamer du pain à Versailles.
Je repense aux conférences de Jean-Michel Billaut :
« comme par le passé, une nuée de
barbares se ruent contre ces empires en utilisant les nouvelles technologies de
l'Internet. Leur objectif est simple : devenir empereurs à leur tour.
Comment ? En apportant à la demande (les consommateurs) [les lecteurs]
une plus grande valeur ajoutée que celle
permise par les empereurs traditionnels avec leurs "vieilles
technologies". […] Nos empereurs
traditionnels ne vont certes pas se laisser faire. Ils vont essayer de barrer
la route à ces barbares, en essayant d'intégrer eux-mêmes ces nouvelles
technologies. Mais ce n'est jamais simple de changer de mentalités (car ils
sont organisé en silo, alors que l'Internet permet une grande transversalité),
ce n'est jamais simple de mettre à la poubelle des investissements pas toujours
amortis... Pour l'instant, nos empereurs ont réussi à contenir la première
vague de barbares, qui est parti "en bulle"… » [le texte est
de novembre 2004, la seconde vague déferle, les barbares ont levé des troupes,
le peuple en partie - des
lectrices, des lecteurs…, les ont rejoints (oui, relire ainsi de toute urgence
pour comprendre ce qu’il s’est passé cette semaine dans l’édition
française : Emperors versus Barbarians).]
Même si extérieurement rien n’est visible,
Saint-Germain-des-Prés se barricade.
Pendant ce temps
l’histoire s’écrit...
Ce même vendredi 17 février 2012, alors que la blogosphère
francophone s’agitait et que la maison Gallimard réagissait par tweets (qui
l’aurait imaginé il y a quelques années !) j’étais en discussion avec
quelques artisans du monde et de la nouvelle civilisation qui émergent.
Nous discutions à un angle de rue, face à l’église, non pas
de Saint-Germain-des-Prés, mais de Laroque, petite commune aux portes sud des Cévennes, sur les rives de l'Hérault.
Avec moi, Jenny Bihouise, psychosociologue praticienne des
mondes "virtuels" 3D
, l’artiste numérique Anne Astier, l’artiste multimédia et auteur de science-fiction Yann Minh, Olivier Nerot, de la galerie d’art digital H+ à Lyon.
Pendant que nous discutions ainsi, en fait sur l’espace
parallèle de Francogrid
au même endroit des gens, des automobilistes, passaient dans le Laroque
physique.
Cela peut certes relever du domaine du "jeu
sérieux" (serious game), seulement, deux jours avant j’avais appris, "comme par hasard",
que Google prototyperait des lunettes à réalité augmentée. D’autres y travaillent eux aussi. Un jour, de telles lunettes nous équiperont,
mais, également, elles nous permettront de nous voir et d’interagir entre monde
physique et monde numérique. Le Laroque sur les rives de l’Hérault et le Laroque
sur Francogrid ne feront qu’un.
Et si le hasard
n’existait pas ?
Notre lecture du monde va changer.
Une nouvelle page de l’histoire de l’humanité s’écrit.
Le récit, dont nous sommes les personnages et dont nous
sommes, dont nous pourrions être également les auteurs, se développe, se déploie.
Aujourd’hui le devenir de la lecture semble déterminé par
l’industrie du divertissement de masse, mais des auteurs, des chercheurs, des
pionniers et des aventuriers, des résistants, des révolutionnaires voient plus loin et préparent
l’après…
De quoi nous entretenions-nous tous les cinq ce
vendredi ?
Le rapport espace métrique / espace numérique reconfigure
notre carte mentale, nos repères spatio-temporels se trouvent modifiés.
Nous nous entretenions des rapports entre les "avatars
biologiques", que nous sommes tous, et, nos "avatars
numériques". Des rapports entre ces avatars et les personnages de fictions.
Du rapport entre la fiction et la réalité. Du… De… De beaucoup de choses.
En fin de compte : de prospective du livre peut-être,
dans le sens où elle exprime une défense de la liberté d’esprit des auteurs et
des lecteurs, où elle repositionne le passage de l’édition imprimée à l’édition
numérique dans la phylogenèse.
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