dimanche 24 juin 2012

Semaine 25/52 : Je préfèrerai ne pas…

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 25/52.
  
J’ai relu cette semaine Bartleby, d’Herman Melville, dans la nouvelle traduction que nous apporte François Bon (voir ici). J’aime bien ce personnage de Bartleby, entre autres pour ce que son fameux « Je préfèrerai ne pas » porte en germe : un nouveau paradigme de la désobéissance civile face aux diktats des marques et des majors du divertissement.

La désobéissance intellectuelle
Dans la grande transhumance de l’édition imprimée à l’édition numérique nous ne sommes pas les bergers, nous sommes les moutons. Et il peut être utile pour des moutons de savoir un minimum de choses, par exemple : qui sont les bergers et qui sont les loups ?
A considérer comme sont aujourd’hui manipulés les lecteurs, les auteurs, les éditeurs et les libraires indépendants par ceux qui détiennent le pouvoir de l’argent (SNE, lobby papetier, Google, Amazon…) on ne peut, en effet, que rétorquer : « Je préfèrerai ne pas. ».
Je l’évoquais la semaine passée : des agents actifs opèrent, jouent sur les clivages, les tensions catégorielles, et ils misent sur une désolidarisation des acteurs du livre pour contrôler les prétendants à une édition du 21e siècle. Ils œuvrent, et plutôt assez efficacement il me faut malheureusement le reconnaître, pour maintenir les innovations (pas tant technologiques, mais au niveau surtout des modèles économiques) et l’expression des revendications, dans le cadre strict du tapis de jeu du siècle précédent ; et ainsi de faire en sorte que la partie continue à se jouer avec les règles écrites par ceux qui au final la gagneront.
 
Cette semaine, deux points de vue m’ont conforté dans cette analyse. D’abord, celui de la dessinatrice et réalisatrice américaine Nina Paley. Cette véritable activiste de la Culture Libre défend « la “désobéissance intellectuelle” (intellectual desobediance) qu’elle définit comme une version de la désobéissance civile appliquée à la propriété intellectuelle. » (Lire ici : “Droit d’auteur : Nina Paley appelle à la “désobéissance intellectuelle” [Eclats de S.I.Lex]”).
Ensuite, plus mesuré, l’auteur français Thierry Crouzet avec un titre provocateur : Les auteurs sont-ils fainéants ? met les points sur les i : « Vous ne pouvez pas, écrit-il, d’un côté critiquer le monde qui vous entoure, vous insurger contre nos adversaires, et d’un autre côté ne rien faire, sinon pleurer, ou pire attendre que ces adversaires se moralisent et viennent vous câliner. Si les auteurs avaient saisi le train du numérique à son démarrage, ils n’auraient pas besoin aujourd’hui de tenter d’y embarquer alors qu’il est lancé à pleine vitesse. Ce train qui n’est pas qu’un nouveau canal de diffusion, qu’un nouveau moyen de gagner de l’argent, c’est avant tout un espace de création et de vie. Vous ne pouvez pas exiger de bénéficier de ce monde tout en refusant d’y embarquer, vraiment. ».
Il émet en quelque sorte des propositions qui apparaissent de l’ordre du possible et qui questionnent les comportements et les choix de chacun, y compris de moi-même.
« Alors battez-vous sur le nouveau terrain de bataille, est sa conclusion. Ne tirez plus vos missiles d’au-delà de la frontière. Ils n’ont aucune chance d’atteindre leurs cibles. Passez les fils barbelés. Escaladez la montagne. Vous découvrirez le monde sous une nouvelle perspective. Et vous éclaterez de rire chaque fois que le SNE, la SGDL et d’autres se livreront à leur pantomime. Dorénavant, nous avons le pouvoir. Ne l’oubliez pas. Ne perdez plus de temps à discuter avec ceux qui ne l’ont plus (et qui vous font croire qu’ils l’ont encore). ». CQFD.

En veux-tu ? En voilà !
En ce qui me concerne j’ai à plusieurs reprises ces dernières années formulé des propositions en franc-tireur. D’abord en janvier 2009 dans mon Livre blanc de la prospective du livre et de l’édition.
J’y définissais six orientations :
1 – Désincarcérer l'édition de l'industrie du print et désenchaîner les textes des livres.
2 – Penser réticulaire, désintermédiation et intermédiation.
3 – Expérimenter : optimiser le partage des ressources et la mutualisation.
4 – Reconfigurer la distribution (accès, abonnements...) et adapter le marketing et les relations presse aux nouveaux médias.
5 – Mettre auteurs et lecteurs au cœur des projets éditoriaux dans une logique 2.0.
6 – Inventer et tester de nouveaux modèles économiques (intégrant, entre autres, la gratuité ou de nouvelles formules de fixation des prix), et repenser et faire évoluer la législation et le CPI (Code de la propriété intellectuelle).
  
En guise de conclusion j’émettais à l’époque huit propositions qui étaient facilement réalisables :
1 – La création de Commissions de la prospective, au sein du CNL (Centre national du livre), du SNE (Syndicat national de l’édition), du SLF (Syndicat de la librairie française) et de la SGDL (Société des gens de lettres), ainsi que des différentes instances régionales au service du livre et de sa diffusion.
2 – La désignation d’une “Madame ou d’un Monsieur Prospective” au sein des maisons d’édition.
3 – La prise en considération des spécificités de la prospective du livre et de la prospective de l'édition, notamment dans leur dimension transhistorique, par les structures possédant déjà un département R&D.
4 – L'enseignement de la prospective du livre et de la prospective de l'édition dans les formations aux différents métiers du livre et de l'édition, dans les établissements privés de communication, et dans les cursus de formation continue.
5 – L'organisation et la mise en œuvre systématique de méthodes d'observation, d'analyse et d'accompagnement de l'évolution des pratiques de lecture chez les jeunes lectorats natifs du numérique (manuels scolaires numériques, e-learning, serious games...).
6 – La valorisation des réseaux francophones consacrés à l'édition, aux livres et à la lecture, existants déjà sur le Web.
7 – Le traitement journalistique suivi et faisant appel à des experts, des questions et des enjeux de l'avenir du livre et de l'édition, dans les médias grand public (la presse écrite [imprimée], autrement que par le biais d'informations ponctuelles “à sensations”, mais par des chroniques spécialisées ; la radio et la télévision, notamment du service public).
8 – La constitution d'un Think Tank (groupe de réflexion), institution privée et publique, à la fois observatoire et comité d'éthique, regroupant les “insiders” de l'édition, de la prospective et de l'économie de la connaissance, et se saisissant de cette question essentielle en cette première moitié du 21e siècle : « Où va la civilisation du livre ? ».

Par la force des choses quelques lentes avancées sur tel ou tel point ont bien eu lieu, mais si peu ! La force d’inertie en face est terrible, terrifiante. Les initiatives sont vite entravées.
 
Plus récemment dans ces chroniques j’ai émis quatre nouvelles propositions, celles-là plus idéalistes j’en conviens :
1 Inscrire au patrimoine universel de l’humanité (Unesco) les classiques de la littérature mondiale, lesquels ne devraient plus être l’objet d’aucune forme de transactions commerciales et être librement et gratuitement accessibles à toutes celles et ceux qui souhaiteraient les lire et/ou en posséder un exemplaire numérique (seul un coût minimum resterait appliqué pour les versions imprimées et les nouvelles traductions).
2 Abolition de la TVA pour le livre imprimé, numérisé et numérique.
3 Extension, harmonisation internationale et sanctuarisation du domaine public, garanties par l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) avec gratuité des œuvres du domaine public en édition numérique (seul un coût minimum resterait appliqué pour les nouvelles traductions).
4 Sanctuarisation des bibliothèques en zones franches bénéficiant d'avantages tels que l'exonération de charges fiscales et de règlementations sociales adaptées et privilégiées...
 
Il faudrait ajouter à ces trois listes des points concernant le respect et la défense des droits des auteurs, ce que j’ai évoqué à plusieurs reprises déjà les semaines précédentes, notamment à partir des réflexions de Richard Stallman. Il faudrait en particulier réglementer l’usage des prescriptions algorithmiques, le profilage et le blacklistage éventuels de lecteurs.
  
Voilà. Il y a de quoi faire. Non ? Au lieu de quoi l’actualité bruisse de ce que les tristes hérauts des princes du business buzzent sur la Toile ; toile dans laquelle nous sommes bel et bien pris, elle et ses fameux réseaux sociaux.
 
J’entends parler sans cesse d’Apple, d’Amazon et tutti quanti, mais aujourd’hui en ce domaine comme dans les autres, les grandes marques c’est bien ce qu’il y a de moins fiable ! D’abord, elles ne décident qu’en fonction de leurs intérêts financiers et non de l’intérêt collectif, de valeurs humaniste ou culturelle. Ensuite, ce que nous leur payons ce n’est pas la qualité des produits (obsolescence programmée…) ou des services (profilage, marchandisation de nos données personnelles, tracking publicitaire…), mais le droit de nous aliéner en les exhibant.
Le grand truc des entreprises à l’heure du 2.0 c’est de faire réaliser une partie de leur travail par les acheteurs. Nous sommes tous devenus des VRP (voyageur, représentant et placier) multicartes bénévoles, et même moins que cela : nous payons pour. Des esclaves 2.0 !
Il nous faut maintenant la volonté et la force, individuelles et collectives, de nous extraire de cette fosse et de nous remettre en marche.
Certes, nous passons de l’imprimé au numérique, mais bien plus, mais bien au-delà ! Car la révolution est très loin de se résumer au monde du livre. Elle l’entraîne avec elle, elle emporte avec elle le monde du livre, certes, et même, je vous le dis, peut-être celui de l’écrit.
Ce qu’il se joue serait de l’ordre du passage des civilisations de l’oral aux civilisations de l’écrit. Peut-être le passage de la civilisation “terrestre” à la civilisation “augmentée” ?
En tous cas les véritables enjeux dépassent de très loin le cadre policé de Saint-Germain-des-Prés, de quelques salons parisiens et de leurs annexes provinciales.
Et s’ils empêchaient notre printemps, alors ce serait un long, un très long hiver.
Nous devons nous battre pour désincarcérer le livre et la lecture des carcans industriels qui les étouffent.

1 commentaire:

  1. Il y a effectivement des batailles à mener. Vous livrez une des premières...

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