Lecture littéraire et expérience en pensée
La proposition est la suivante :
–
Les fictions littéraires jouent en nous comme des espaces mémoriels,
lesquels espaces mémoriels peuvent devenir des laboratoires de nos
vies.
–
L'espace imaginaire et l'imagerie mentale de nos lectures nous
confrontent à d'autres facettes de "la réalité".
–
Conscientiser puis autonomiser son fictionaute, la part subjective de
soi que lectrices et lecteurs projettent spontanément dans ces
espaces imaginaires, ouvrirait la voie à un art de la mémoire
confinant à la métaphysique et nous rapprocherait affectivement des
formes d'intelligences artificielles que sont les personnages de
fictions littéraires.
– Qu’est-ce que j’entends par lecture littéraire ?
Simplement
la lecture de textes littéraires,
c’est-à-dire
de textes répondant à l’évocation qu’en faisait Marcel
Proust dans Jean Santeuil dans lequel il approchait assez
clairement la qualité première de la relation singulière de ce que
j’appellerais les liens de connivence entre le Monde-monde et les
mondes littéraires : « ce qu'il y a de réel, écrit
Proust, dans la littérature, c'est le résultat d'un travail tout
spirituel, quelque matérielle que puisse en être l'occasion
[...] une sorte de découverte dans l'ordre spirituel ou
sentimental que l'esprit fait, de sorte que la valeur de la
littérature n'est nullement dans la matière déroulée devant
l'écrivain, mais dans la nature du travail que son esprit opère sur
elle. » (Quarto Gallimard, 2001, p.335).
Le
texte littéraire serait le produit d’un travail de notre esprit
sur le réel. Ce travail serait une sorte d’alchimie, de
transmutation des éléments bruts du quotidien sous l’effet d’un
révélateur spirituel ou sentimental (ces termes sont
ceux employés par Proust) qui en ferait, c’est la lecture que moi
j’en fais, ressortir deux dimensions essentielles cachées :
l’esthétique (liée au sentiment du beau), et l’éthique (liée
à la perception morale du bien).
La
lecture littéraire est ainsi à entendre dans mes propositions comme
la lecture d‘un texte qui serait le fruit d’un travail spirituel
dans une double dimension esthétique et éthique.
– Qu’est-ce que j’entends par expérience de pensée ?
Une
expérience de pensée, plus précisément une expérience en
pensée, est la conduite d’une expérimentation par la puissance de
l’imagination, soit parce qu’il ne serait pas possible de
réaliser concrètement l’expérience dans le monde physique, soit
parce que l’expérimentation vise une observation ou un changement
d’état intérieur, soit enfin que l’objet de l’expérimentation
est au niveau de l’exploration d’un monde non physique.
– Qu’est-ce que j’entends par Intelligence Fictionnelle ?
Enfin,
dire que : « Les fictions littéraires jouent en nous
comme des espaces mémoriels », c’est avancer l’idée
des fictions comme lieux de mémoire, comme si ce qui s’y jouait
pouvait faire écho, entrer en résonance ou bien se trouver en
ressemblance avec la propre histoire de la construction de l’identité
personnelle des lectrices et des lecteurs.
Sur
ce lien entre espace fictionnel et art de la mémoire il faudrait
évidemment développer. Par exemple à partir du roman L'Invention
de Morel de l'écrivain argentin Adolfo Bioy Casares (1940) [il
s’agirait alors d’IA faibles] et de L'Année dernière à
Marienbad, tant le film d’Alain Resnais (1961) que le scénario
d'Alain Robbe-Grillet [il s’agirait alors d’IA fortes]. Nous
pourrions alors nous demander si nous pourrions parler d’IF,
d’Intelligence Fictionnelle ? Pourrait-on parler
d’intelligences fictionnelles au sujet des personnages de fictions
littéraires ?
–
Le livre laboratoire de pensée
Le
livre qui a été pour moi le laboratoire de pensée dans lequel j'ai
pu découvrir mon propre fictionaute est La Montagne magique
de Thomas Mann, relu une quinzaine de fois dans sa traduction
originelle par Maurice Betz. La traduction de 2016 par Claire de
Oliveira pour les éditions Fayard a marqué un coup d'arrêt. Cet
accident de parcours m'a permis de réfléchir sur ce que les
différences de traduction d'un même texte peuvent avoir comme
effets sur l'imagerie mentale d'un lecteur et sur sa réception
subjective d’un texte.
En
résumé La montagne magique relate le séjour dans un
sanatorium de montagne d'un jeune homme délicat nommé Hans Castorp,
lequel à l'été 1907 vient rendre une simple visite de courtoisie
de trois semaines à son cousin malade, mais qui finalement ensorcelé
par les effets conjugués de l'altitude et de l'emploi du temps
millimétré des journées restera en fait sept ans, jusqu'à ce que
l'éclatement de la Première Guerre mondiale l'arrache à cet
enchantement pour le confronter à la cruauté du monde.
–
L’expérience
Pour
notre expérience je propose l’analyse
d’une
courte scène
du début du roman, celle de l'arrivée de Hans, en partant du
principe que si je pouvais vraiment
me projeter dans le monde de
ce livre je voudrais absolument pouvoir
assister personnellement à
son arrivée au sanatorium.
D’abord
le texte de cette scène dans sa traduction par Maurice Betz, puis
ensuite le même passage dans sa traduction par Claire de Oliveira,
et enfin toujours la même scène mais telle qu’elle est vécue par
mon fictionaute projeté et immergé dans l'action.
L’idée
sous-jacente est que je serais
arrivé au sanatorium la
veille de Hans Castorp et que j’aurais
donc pris une journée d’avance sur l’horloge
interne de la narration.
Le
je qui s’exprime alors dans cet extrait est mon propre je,
c’est moi, Lorenzo Soccavo qui suis arrivé la veille au sanatorium
du Berghof en l’an 1907. Le narrateur devient ici une projection du
lecteur : c’est mon fictionaute qui parle.
Pour
des voyages littéraires de ce type nous pourrions peut-être parler
d’autofictions métaleptiques. Une métalepse étant une
sorte de glissement ou de trébuchement, comme un lapsus, qui nous
transporterait au-delà d’une limite, comme l’indique le préfixe
méta.
Nous
devrions aussi en imaginer les différentes conséquences possibles à
la manière de Borges : les exemplaires imprimés de La
montagne magique seraient-ils modifiés par l’intrusion d’un
lecteur dans le contexte de l’histoire, etc.
Au-delà
cette expérience où l’autonomie est conférée au fictionaute,
nous pourrions concevoir des expériences de pensées dans lesquelles
ce serait les personnages de la fiction qui acquerraient une certaine
autonomie.
Ce
point nous amène à revenir pour conclure sur la question de
l’intelligence artificielle. Les personnages de fictions
littéraires concentrent sur eux une masse de données qui leur
donnent consistance et crédibilité et leur confère une certaine
densité vibratoire sur la psyché des lecteurs, là où le monde
possible de la fiction se refléterait pour faire lieu.
Nous
pourrions à partir du postulat suivant :
-
les personnages de fictions littéraires sont généralement
des créatures anthropomorphes qui ne vivent pas vraiment sur Terre,
en conséquence de quoi nous pouvons les considérer comme des
extraterrestres avec lesquels nous pourrions
potentiellement entrer en contact,
penser
qu’à moyen terme une technologie d'intelligence artificielle
favorisant le développement de créatures bio-digitales pourra faire
des personnages de romans des vivants presque comme nous.