Pour exprimer la nécessaire structuration d’une chaîne du livre, l’organisation interprofessionnelle de ses artisanats et de son économie, Anthony Grafton lance une formule qui fait mouche et qui pourrait faire florès à l’heure où, avec les outils du numérique, l’autoédition et l’autodiffusion font, à chaque heure ou presque, de nouveaux adeptes. Cette formule, à méditer selon moi, est : « Un texte ne devient pas de lui-même un livre. » (Ni un e-book ajouterai-je ;-)
Je poursuis donc ainsi ma lecture de la partie consacrée au lecteur humaniste, d’une Histoire de la lecture dans le monde occidental.
De ces lecteurs humanistes, certains se désolaient déjà de “l’industrialisation” (avec le recul des siècles faisons usage de guillemets, d’autant qu’ils ne devaient guère user de ce terme, mais seulement de son esprit…), certains donc se désolaient déjà de “l’industrialisation” qui rendait les livres imprimés en séries moins personnalisables, et, quelque part, moins aimables que les ouvrages manuscrits.
Dès lors, écrit Grafton : « la charge affective de l’objet-livre vient de son rôle dans la vie personnelle de son propriétaire, des souvenirs qu’il lui évoque, bien plus que de son apparence matérielle. ». Qui l’eut cru alors qu'aujourd'hui certains... ;-)
Cependant notre auteur relativise savamment cette évidence largement partagée et véhiculée qui voudrait que l’imprimerie a « profondément transformé le monde de la lecture ». Il souligne que : « les fabricants et marchands de manuscrits (cartolai) de la Renaissance italienne jouaient un rôle de médiateur entre textes anciens et lecteurs modernes… ».
En résumé : tout comme les imprimeurs, les cartolai étaient des entrepreneurs.
Nous avons aujourd’hui tendance à toujours considérer le passé en noir et blanc, comme une chose irréelle relevant de l’ordre de la fiction, alors qu’il s’agit des chaînes d’actions d’hommes et de femmes, comme nous autres, et qui, à leurs époques respectives, étaient terriblement modernes et, en toute logique, de plain pied dans leur contemporanéité.
En tant que prospectiviste, de plus en plus je considère l’histoire du livre, comme le prologue à un véritable avènement de la lecture (d’une lecture totale, immersive) au cours de ce 21e siècle. J’y reviendrai ;-)
Les entrepreneurs de l’époque des manuscrits n’ont donc jamais été les acteurs des vieux films que nous nous repassons dans nos têtes, mais, la chaîne du livre manuscrit mobilisait déjà : « des commerçants énergiques opérant sur un marché littéraire concurrentiel où régnait l’obsession du profit, et où l’on publiait régulièrement des notices cotant la gloire des auteurs à la bourse des réputations… », comme nous le rappelle Anthony Grafton. Cela ne vous rappelle rien ?
De même ne devons-nous guère être surpris de ce qu’il nous rapporte de l’usage immodéré des annotations et commentaires sur le moindre espace blanc des manuscrits, et nous réjouir que le Web 2.0 redonne un nouveau souffle et une portée plus conséquente à ces anciennes pratiques.
L’élan des humanistes vers un nouvel ordre, les hommes du livre (j’inclus bien évidemment dans cette expression les femmes, mais surtout les lecteurs et les lectrices), les hommes du livre l’ont de tous temps expérimenté avec les moyens de leurs époques et ils l’expriment aujourd’hui sur les blogs, les réseaux sociaux, via Facebook et Twitter, entre autres…
Si, comme l’écrit Grafton : « L’approche humaniste de la lecture est liée à la survivance de l’héritage classique et il est juste de l’associer à la Renaissance. Mais elle s’est aussi survécu à elle-même, à la fois dans la haute érudition protestante du Refuge et dans la haute culture vernaculaire de l’Ancien Régime. », ne sommes-nous pas alors en droit d’en lire aujourd’hui la survivance dans les pratiques de lecture que nous (re)découvrons ?
A suivre...
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